Le Buen vivir: une critique andine de la modernité capitaliste

14/03/2019
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Buen vivir
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Introduction

 

Issue des mobilisations indiennes et plébéiennes en Equateur et en Bolivie, l’exigence du Buen Vivir / Vivir Bien (Vivre avec plénitude) est, pour l’essentiel, une critique culturelle du capitalisme. Elle considère en effet que le capitalisme n’est pas simplement un système économique insoutenable écologiquement et insupportable socialement en raison des destructions, des inégalités et des aliénations multiples qu’il produit ; elle voit aussi dans ce système un modèle de vie impliquant une certaine conception des rapports interhumains ainsi que des rapports entre l’humain et la nature, et engageant toujours une certaine réponse à la question du sens et de la valeur de la vie. Critique à l’égard de ce modèle de « vie mutilée » (Adorno) qui tend aujourd’hui à devenir planétaire et que l’on désigne souvent par les notions générales, aux contours mal définis, de vie « occidentale » ou de « vie moderne », la projet et la mémoire sociale du Buen vivir / Vivir Bien voient dans la « transformation de la civilisation » (cambio civilizatorio) une condition nécessaire pour toute sortie possible du capitalisme. Pour autant, cette critique culturelle n’implique pas nécessairement la négation pure et simple de l’« Occident » ou de la « Modernité » : ce que certains auteurs indiens — le courant dit « culturaliste » — désignent comme « Occident » ou « Modernité » se réfère essentiellement, et le plus souvent, à la forme aujourd’hui hégémonique de la modernité occidentale, à savoir la modernité capitaliste — celle-là même qui est rejetée par la modernité critique européenne depuis l’expansion du modèle capitaliste d’économie et de société au XVIe siècle. Par ailleurs, dans la perspective dite « interculturaliste », la (re)construction du Buen Vivir / Vivir Bien associe des apports culturels « occidentaux » et « modernes », tels que le marxisme, l’anarchisme, le féminisme et l’écologie[1].

 

Contextes historiques

 

À la fin de la première décennie de ce siècle deux pays andins, l’Équateur et la Bolivie, engagent des processus de réforme politique qui donnent lieu à la promulgation de nouvelles Constitutions politiques, en 2008 pour le premier et en 2009 pour le second. Ces réformes définissent en même temps des orientations nouvelles pour le développement social et économique des pays, présentées dans les nouveaux Plans nationaux de Développement (en 2007 et 2009 en Équateur et en 2007 en Bolivie). Les deux Constitutions introduisent, pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle de l’Amérique latine, des termes provenant des langues natives du sous-continent : sumak kawsay, en langue kichwa de l’Équateur — traduits en espagnol dans le Préambule par Buen vivir — et suma qamaña, en langue aymara de la Bolivie, traduits entre parenthèses par Vivir bien (article 8). L’expression Buen vivir apparaît également dans la présentation du premier Plan Nacional de Desarrollo (2007) de la première administration de Rafael Correa (2007-2009), avant de figurer dans le titre même du Plan de Développement de sa seconde administration, le Plan Nacional para el Buen Vivir 2009-2013 (2009), où elle est présentée comme équivalente de sumak kawsay. En Bolivie, la notion de Vivir bien, déclinée seulement en espagnol, est mentionnée dans le Plan Nacional de Desarrollo (2006).

 

La présence de ces éléments lexicaux kichwa et aymara dans des textes constitutionnels comporte sans doute une forte signification politique et symbolique. Elle représente une certaine forme de reconnaissance de la diversité culturelle constitutive de ces deux États-nations, et, plus particulièrement, des cultures dites « indiennes » que les idéologies de la modernité coloniale et postcoloniale ont traditionnellement méprisées et dévalorisées. La possibilité de cette reconnaissance est liée, dans les deux pays, au développement des organisations et des mobilisations indiennes durant les décennies précédentes. En effet, au cours de la décennie 1990-2000 la CONAIE (Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur) s’affirme comme un acteur incontournable sur la scène politique et sociale du pays, tandis que le mouvement Pachakutik (MUPP[2]) devient la troisième force politique à l’échelle nationale, avant de décliner à partir de 2003, suite à sa brève participation au gouvernement de Lucio Gutiérrez. À la chute de celui-ci en 2005, la CONAIE et le MUPP réclament la convocation d’une Assemblée constituante, et, en 2006, soutiennent au second tour des présidentielles la candidature de Rafael Correa contre le candidat néolibéral Álvaro Noboa, qui était arrivé en tête au premier tour. Dès son accession au pouvoir Correa convoque à des élections en 2007 pour une Assemblée constituante, qui va élaborer le texte de la Constitution de 2008. En Bolivie, l’avènement de la nouvelle Constitution de 2009 se rattache à l’arrivée au pouvoir en 2006 d’Evo Morales, le candidat du MAS (Mouvement au Socialisme-IPSP, refondé en 1997). D’origine rurale aymara et dirigeant du syndicalisme agraire du Chapare, Morales réussit à canaliser politiquement le mécontentement populaire qui explose en 2000 (« guerre de l’eau » à Cochabamba) et se prolonge jusqu’en 2005 à travers des mobilisations qui prennent parfois une dimension insurrectionnelle (« guerre du gaz » et révolte aymara en 2003, « deuxième guerre du gaz » en 2005), provoquant la démission de deux chefs de l’État  — le néolibéral Sánchez Lozada et son successeur Carlos Mesa. La présidence de Morales est une expression du nouveau rapport de certains groupes indiens avec le pouvoir politique et le politique en général — en particulier le groupe aymara héritier du katarisme des années 1970.

 

L’inclusion de ces notions « indiennes » dans des textes constitutionnels et officiels indique sans doute une certaine forme de reconnaissance de la diversité culturelle. Des référents axiologiques émanant d’une culture particulière sont présentés comme des référents nationaux, susceptibles d’orienter l’activité de l’État et de l’ensemble de la société. Or la conception du « vivre avec plénitude » exprimée par sumak kawsay / suma qamaña comporte une dimension critique des modes de vie où les personnes se trouvent privées d’horizons de sens et de valeur et où la vie sociale se présente pour l’essentiel comme une guerre de tous contre tous. Dans la perspective des organisations indiennes et de certains de leurs intellectuels, Sumak kawsay / suma qamaña implique la critique des modes de vie largement établis et possède, par là même, une signification de critique culturelle. Ainsi, dès leur consécration constitutionnelle, les notions de sumak kawsay et de suma qamaña ont suscité de nombreuses questions et des débats en Équateur, en Bolivie, en Amérique latine et dans le monde, et il existe aujourd’hui une bibliographie assez considérable à leur sujet. Dans ces débats, la question initiale et fondamentale concerne la signification et le statut de ces notions : que veut dire et que représente sumak kawsay / suma qamaña ?

 

Le Buen vivir : un devoir-être éthico-politique

 

Dans les nouvelles Constitutions politiques comme dans les Plans de développement des deux pays, produits dans la période 2007-2009, la signification de sumak kawsay / suma qamaña est clairement éthique et axiologique, et se rapporte à la qualité de la vie humaine. D’après l’article 8 de la  Constitution bolivienne, qui s’inscrit dans un chapitre intitulé : « Principes, valeurs et fins de l’État »,  suma qamaña est un « principe éthico-moral » de la « société plurielle », au même titre que les règles aymara prescrivant de ne pas être oisif, ne pas mentir et ne pas voler (ama qhilla, ama llulla, ama suwa) (CB chapitre II, art. 8.1). Le texte du Plan National de Développement (PND), de son côté, indique que le Vivir bien est un mode du vivre ensemble (convivencia) où il n’y a pas d’ « asymétries de pouvoir » (p. 8) et « assurant l’accès et la jouissance des biens matériels ainsi que la réalisation effective, subjective, intellectuelle et spirituelle [des personnes], en harmonie avec la nature et en communauté avec les êtres humains » (p. 9). À la différence du Vivre mieux (vivir mejor), qui est interprété comme une manière de vivre individualiste et « occidentale » où chaque individu vit « séparé d’autrui voire au détriment d’autrui, et séparé de la nature », le Vivre bien exprime des « valeurs essentiellement humaines » qui, comme « l’entraide et la solidarité » doivent sous-tendre le modèle de développement de la société (p. 12). De leur côté, les textes publics de l’Équateur soulignent surtout l’aspect « projet » du sumak kawsay ou du Buen vivir, présenté comme une visée de l’action dans la durée : dans la Constitution il est question de « construire une nouvelle forme de vivre-ensemble citoyen, dans la diversité et en harmonie avec la nature, en vue d’atteindre (para alcanzar) le Buen vivir, le sumak kawsay » (Préambule) ; ailleurs, il est dit que les politiques et les services publics seront orientés de manière à rendre effectifs (hacer efectivos) le Buen vivir et tous les droits (Art. 85/1). Plus loin, l’on précise que le programme de développement comprend tous les moyens et contenus garantissant la réalisation (garantizan la realización) de la vie avec plénitude (Art. 275), que pour parvenir à la vie bonne (consecución del buen vivir) l’État et la société sont tenus d’assumer certains devoirs et des responsabilités (Articles 277 et 278), et que l’objectif du système économique est de garantir la production et la reproduction des conditions matérielles et immatérielles qui rendent possible (posibiliten) la vie bonne (Art. 283). De même, le Plan National pour le Buen Vivir (para el Buen Vivir) (PNBV) explicite, dans son titre même, cette interprétation du sumak kawsay comme but à atteindre ou encore comme idéal normatif ; plus loin, le sous-chapitre intitulé « Approches du concept de Buen Vivir » réitère cette interprétation : « Le sumak kawsay, ou vie plénière (vida plena), exprime cette cosmovision [andine]. Atteindre (alcanzar) la vie plénière consiste à parvenir (llegar) à un degré d’harmonie totale avec la communauté et avec le cosmos » (p. 18). Dans les quatre documents, équatoriens et boliviens, les notions de sumak kawsay ou de suma qamaña expriment un devoir-être d’ordre éthico-politique.

 

À la différence de la vie bonne aristotélicienne, qui est également un devoir-être d’ordre éthico-politique — les Grecs anciens n’établissaient pas une séparation absolue entre l’éthique et le politique —, le devoir-être signifié par le sumak kawsay et le suma qamaña est explicitement référé à un « être » spécifique, à savoir les mémoires culturelles et sociales des peuples du centre et du nord des Andes. Les textes mentionnés de l’Équateur et de la Bolivie renvoient à une mémoire culturelle andine et préhispanique du « bien » : en dépit de l’invasion européenne et de cinq siècles de colonisation externe et interne, cette mémoire éthique contribuerait aujourd’hui encore à structurer la vie sociale des peuples kichwa et aymara. Le devoir-être du Vivre bien ou de la Vie plénière ne serait donc pas déterminé de manière abstraite, mais à partir de formes concrètes de vie qui fourniraient des éléments normatifs et axiologiques susceptibles d’orienter l’action des personnes et l’activité de la société tout entière vers la recherche d’un équilibre ou d’une harmonie, à recréer perpétuellement, entre les humains eux-mêmes ainsi qu’entre les humains et la nature. À partir de ce présupposé, les textes publics équatoriens et boliviens présentent le sumak kawsay ou le suma qamaña comme un modèle qui aurait une portée nationale voire latino-américaine et universelle. Or, qu’en est-il de ce présupposé, c’est-à-dire de l’existence de ces formes de socialité réglant harmonieusement les rapports entre les humains ainsi que les rapports entre les humains et la nature ou le « cosmos » ?

 

Le Buen vivir comme projet et comme mémoire sociale

 

La réalité du sumak kawsay ou du suma qamaña en tant que catégorie actuelle de la pensée morale kichwa ou aymara a été parfois mise en question. À un anthropologue qui lui demandait ce qu’il pensait à propos de la reconnaissance du sumak kawsay dans la nouvelle Constitution équatorienne, un Kichwa de « la base » aurait répondu : « Qu’est-ce que cela peut bien être, le sumak kawsay ? » (Bretón et al. 2014: 10-11). D’après les chercheurs qui rapportent cette anecdote, ces propos témoignent de la distance qui sépare le monde du « commun des mortels » du monde des « élites indigènes, de leurs alliés intellectuels non-indigènes et d’une partie du staff technocratique du gouvernement » (Idem, 11). Le sumak kawsay serait ainsi une invention de certaines élites indiennes, et sa signification resterait insaisissable au-delà du cercle de ces élites et de leurs alliés.

 

Une invention assez récente, comme semble par ailleurs le suggérer le fait que l’expression sumak kawsay est absente du Projet politique élaboré en 2001 par la Confédération des nationalités indiennes de l’Équateur (CONAIE), où il est cependant question d’une « Philosophie intégrale » pratiquée par les « nationalités et les peuples » indiens. Postulant une « étroite et harmonieuse interrelation » entre « l’homme et la nature » (CONAIE 2001 : 3), cette « Philosophie intégrale » se présente comme l’équivalent de l’« Humanisme intégral » qui dans le Projet politique de 1994 servait à exprimer la même idée de rapports harmonieux entre les humains et la nature (CONAIE 1994 : 11). En revanche, quatre ans après la promulgation de la Constitution, l’expression sumak kawsay est mentionnée brièvement dans le Projet politique de 2012, dans un passage où la Confédération indienne explicite son projet de « construire un État plurinational (…) susceptible de garantir le sumak kawsay (système de vie) » (CONAIE 2012 : 7). Mentionné de manière marginale dans ce passage, et absente du sous-chapitre consacré à la « Philosophie intégrale »[3], la notion de  sumak kawsay reçoit ici une autre traduction en espagnol (sistema de vida), assez différente de celle proposée dans les documents officiels (buen vivir).

 

En Bolivie, la notion de suma qamaña a pu être également présentée comme une invention de certains intellectuels aymaras, sans signification précise dans la population aymara. « Le suma qamaña n’existe pas dans la réalité ethnographique ni populaire. Il n’existe pas en dehors des têtes de quelques intellectuels rêveurs »[4]. L’anthropologue britannique affirme que les discours sur l’harmonie et la réciprocité dans le cadre d’une conception holiste de la vie ne reposent sur aucune base empirique mettant en évidence des manières de vivre alternatives, incluant des pratiques économiques, des manières de travailler et de consommer et des modes de socialité alternatifs (Spedding 2010 : 2-3). Selon Spedding, le chercheur contemporain qui entend vérifier sur le terrain la véracité des discours sur la culture indienne « authentique » se heurte invariablement au même résultat : les pratiques anciennes ayant été abandonnées, il ne peut obtenir que des récits de souvenirs d’enfance ou bien de « ce que me racontait mon grand-père » (Ibid., p. 18).

 

Pourtant, la question se pose de savoir de quelles données empiriques il est question ici. S’agit-il de données susceptibles de confirmer un sumak kawsay ou un suma qamaña « authentique », pratiqué par des « cultures indiennes authentiques » ? Si l’on entend par « authentique » une identité culturelle qui n’aurait jamais été affectée par d’autres cultures (authenticité = « pureté » identitaire), les données empiriques seront effectivement introuvables. Les cultures « pures » n’existent pas, ou n’existent que comme des fictions de l’imaginaire politique. Des communautés kichwa et aymara qui réaliseraient aujourd’hui pleinement un devoir-être éthico-politique basé sur les principes d’harmonie et de réciprocité n’existent effectivement pas. En revanche, ce qui existe et demeure donc susceptible de description dans le cadre des sciences humaines et sociales, ce sont plutôt des pratiques diverses et parfois contradictoires, déterminées par des strates historiques et culturelles multiples, et se rattachant parfois à des mémoires sociales porteuses d’un devoir-être éthico-politique. Le sumak kawsay / suma qamaña n’existe nulle part comme état d’harmonie parfaite, mais dans certaines pratiques et institutions kichwa ou aymara on peut trouver des éléments constitutifs d’un devoir-être basé, par exemple, sur le don, la réciprocité et l’entraide, et prenant forme dans la vie de certaines communautés ou ayllus[5]. Or, l’existence de ces pratiques et institutions peut être interprétée de diverses manières, qui se rattachent à des politiques différentes voire opposées et que nous pourrions ramener, quelque peu schématiquement, à deux perspectives principales, l’une « culturaliste » et l’autre « interculturelle ».

 

 Sumak kawsay / suma qamaña: perspectives « culturaliste » et « interculturelle »

 

Dans la perspective « culturaliste » ces pratiques sont le plus souvent interprétées comme des éléments d’une identité culturelle « millénaire »[6] qui, à la manière d’une essence, demeure immuable à travers le temps. Détachées d’autres contextes de l’interaction socioculturelle, elles tendent à être idéalisées et perçues comme des signes d’une « authenticité » identitaire absolument opposée à d’autres modèles culturels. Cette forme d’essentialisme donne lieu à un discours marqué par une série de dichotomies opposant des catégories générales et abstraites : le modèle « indien » de civilisation et le modèle « occidental » de civilisation, l’Indien « authentique » et l’Indien occidentalisé, l’« Indien » et le « Non-indien », la « cosmovision » andine et la « philosophie » ou la « théorie » occidentales, etc. (Choquehuanca 2010 ; Macas 2010 ; Huanacuni 2010; Oviedo 2011 et 2014). Sur le plan politique, le culturalisme peut s’exprimer de diverses manières, allant des discours de reconstruction du Tawantinsuyo jusqu’à des formes d’un multiculturalisme libéral qui confine les « peuples originaires » dans des territoires fermés — politique qui d’après la sociologue aymara Silvia Rivera Cusicanqui provient d’une « réification de la notion d’indigène » (Rivera Cusicanqui 2016 : 44), visible dans l’usage même du terme originaire qui « installe les sociétés indiennes à l’origine, dans un espace antérieur à l’histoire, un lieu statique et répétitif dans lequel se reproduisent sans cesse les ‘us et coutumes’ du groupe » (Ibid.).

 

Dans la perspective d’interprétation « interculturelle », partagée aussi bien par des Indiens que par des non-indiens, les pratiques en question sont considérées comme un important référent culturel qui doit être valorisé et reconstruit dans le cadre d’un projet éthico-politique interculturel. Préfiguré dans les années 1920 par José Carlos Mariátegui, qui voyait dans les structures communautaires andines la base d’un socialisme adapté aux données culturelles du Pérou, ce projet éthico-politique entend associer les éléments subsistants du sumak kawsay / suma qamaña à des formes de pensée et des pratiques d’émancipation européennes ou d’autres continents de la planète. L’un des lieux de cette convergence entre des formes andines et « occidentales » du devoir-être régissant les modes de vie humains se rapporte à ce qui, exprimé dans un langage occidental, peut être désigné comme principe de protection des écosystèmes et de sauvegarde de la nature. En « Occident » aujourd’hui, ce principe est souvent solidaire de la critique des idées modernes de « progrès » et de « développement », des théories de la décroissance, de la « post-croissance » ou du « post-développement », de la critique des formes dévastatrices d’exploitation de la nature — en espagnol : critique de l’extractivismo) (Gudynas 2009 ; Acosta 2012).

 

Des différences importantes séparent ces deux perspectives d’interprétation du sumak kawsay / suma qamaña ou, plus précisément, du projet éthico-politico de (re)construction d’un modèle de vie alternatif au modèle aujourd’hui hégémonique. Chez les « culturalistes », la reconstruction est souvent comprise comme une tâche purement « indienne » qui peut seulement être entreprise à partir de référents culturels exclusivement indiens, car tout élément culturel occidental serait colonialiste et synonyme d’aliénation et d’oppression[7]. De l’autre côté, dans de nombreux discours qui entendent affirmer un point de vue « interculturel » à propos de la reconstruction du sumak kawsay / suma qamaña, la prise en compte des référents culturels indiens reste souvent marginale — comme dans le Plan de développement équatorien de 2009 — ou bien purement rhétorique ; dans la pratique, les politiques économiques des gouvernements équatorien de R. Correa et bolivien d’E. Morales ne s’écartent guère du modèle dit « occidental » de « développement », et ceci malgré l’opposition de populations indiennes — comme dans le Tipnis en Bolivie (2011) et dans le Yasuni en Equateur (2013). Ces incohérences des politiques officielles, critiquées tant par certains « culturalistes » que par certains « interculturalistes » indépendants des positions politiques des gouvernements, contribuent à rendre le dialogue difficile entre les deux perspectives de (re)reconstruction du sumak kawsay / suma qamaña. D’après l’économiste équatorien Alberto Acosta, qui revendique un point de vue « interculturel », il s’agit d’un dialogue entre une conception qui entend la « reconstruction » à partir d’un « savoir ancestral » et serait « trop tournée vers le passé », d’une part, et une conception qui serait « également en reconstruction et même en construction » et assumerait cette tâche en « se tournant trop vers le futur », d’autre part ; le dialogue serait possible seulement dans la mesure où ceux qui regardent le passé « se tournent un peu vers le futur (et le présent) » et où ceux qui regardent le futur « apportent une vision moins béate du passé » (Acosta 2012 : 225).

 

Buen vivir et critique du capitalisme

 

La signification de base du sumak kawsay / suma qamaña comme critique culturelle du capitalisme se construit progressivement à partir des politiques indiennes d’affirmation culturelle et de revendication d’une reconnaissance publique de la diversité culturelle, dans les années 1990 et 2000. Dans les premiers textes qui préparent et annoncent ces politiques les principaux éléments de cette critique sont déjà en place, même si le terme « capitalisme » et les notions de sumak kawsay / suma qamaña n’y figurent pas. Ainsi, en 1984, Nina Pacari relie explicitement la résistance culturelle des Kichwa à la résistance contre l’exploitation économique : « l’exploitation de l’homme par l’homme est inacceptable, mais la domination et l’oppression d’un peuple sur un autre peuple est également inacceptable » (1984 : 147). S’opposant à ceux qui pensent que « les luttes pour la culture et pour la langue sont les moins importantes » (p. 146) et qui conçoivent l’oppression indienne à partir du point de vue exclusif de la lutte des classes, Pacari souligne que la lutte pour la reconnaissance des identités culturelles fait partie de la lutte générale pour l’égalité[8]. Il n’y a pas lieu à opposer les exigences de justice culturelle et de justice socio-économique, dans la mesure où il s’agit de deux dimensions d’un seul et même problème : « nous faisons partie des exploités de ce pays, mais nous sommes aussi assujettis politiquement et culturellement parce que nous sommes des nationalités opprimées. Notre problème ne relève pas seulement de la lutte des classes, mais aussi de la lutte d’un peuple en tant que peuple. Nous voulons que soit reconnue notre existence » (p. 144). Plus fondamentalement, les deux exigences de justice se rejoignent, car la lutte des nationalités indiennes de l’Équateur vise en fin de compte « à changer les structures sociales, et à les changer en profondeur » (p. 146). Le point d’articulation entre les deux exigences renvoie à l’organisation socio-économique de la culture andine préhispanique, dans laquelle « il n’y avait pas une claire division [de la société] en classes, en raison du système de réciprocité et de redistribution des biens » qui était pratiqué (p. 141). Plus qu’une société « précapitaliste », la société inca était une société « anticapitaliste » au sens où elle comportait des formes de propriété communale, d’entraide et de solidarité sociale qui s’opposent aux principes de base du capitalisme, notamment au principe de l’appropriation privée et accumulative du travail social. Le système socioéconomique inca s’articulait à une « cosmovision » culturelle établissant le devoir-être d’une « relation harmonieuse » entre l’univers (Pachamama), la terre (allpamama) et l’humain (runa) (p. 140) ; un devoir être qui, au niveau social, s’exprimait «…par des préceptes moraux comme : ama quilla, ama llulla, ama shua (ne sois pas paresseux, ne mens pas, ne vole pas » (Ibid). Pacari affirme que ce devoir-être « se maintient jusqu’à nos jours parmi nous tous » (Ibid) : dans la mémoire culturelle de la nationalité Kichwa subsisteraient des éléments d’une organisation communale qui s’exprimerait dans « des institutions de travail et de production collective comme la minga, la maquipurarina et la yanaparina »[9]. De manière implicite, elle rejoint ainsi le thème traditionnel du « socialisme inca » ou du « communisme inca », inauguré dans la décennie 1910 par les anarchistes péruviens du périodique La Protesta (en Amérique latine) et par Heinrich Cunow et Rosa Luxembourg (en Europe), et repris et développé dans les années 1920 notamment par José Carlos Mariatégui.

 

L’opposition entre la dimension éthique et redistributive de la mémoire culturelle andine, d’une part, et le capitalisme, d’autre part, deviendra plus explicite quelques années plus tard dans les diverses Déclarations politiques de la CONAIE et d’autres organisations indiennes de la région, ainsi que dans les réflexions « culturaliste » et « interculturaliste » sur le sumak kawsay / suma qamaña. Dès sa première Déclaration politique (1994), la CONAIE explicite son opposition frontale au « système économique, politique et idéologique capitaliste » (CONAIE 1994 : 7) [10], un système incompatible avec « l’humanisme intégral » qui serait pratiqué par les cultures indiennes et postulerait un devoir-être « où l’homme et la nature sont dans une « étroite et harmonieuse interrelation en vue de garantir la vie » (p. 11) ; cet humanisme s’incarnerait dans le « mode de vie communautaire » dont les origines remontent aux premières sociétés collectivistes-agraires des Andes, et subsisterait aujourd’hui encore, quoique d’une manière différente, à travers un ensemble de pratiques basées sur la « réciprocité, la solidarité et l’égalité » (Ibid) ; sur cette base, la CONAIE propose un modèle de société où le corps public puisse garantir « la satisfaction des besoins matériels et spirituels (…), permettant le développement humain et la conservation de la nature » (Ibid). Les mêmes idées se retrouvent, sous la mention de « philosophie intégrale », dans la Déclaration politique de 2001. L’année suivante, l’ethnologue kichwa amazonien Carlos Viteri Gualinga utilise la notion de « alli káusai » ou « súmac káusai » (sumak kawsay) pour désigner une « philosophie de la vie » qui n’est pas basée sur « l’accumulation de biens matériels » et qui, dès lors, s’oppose à l’idée du « développement » compris simplement comme un accroissement de bien-être matériel par l’intégration des sociétés indiennes à l’économie de marché — intégration qui signifierait l’abandon de leurs « traditions non rentables »[11]. La critique que fait à l’époque Viteri Gualinga du modèle de vie basé sur l’accumulation de biens matériels ne s’appuie pas seulement sur ses effets négatifs sur l’habitat de son peuple (la dévastation de la forêt amazonienne par les multinationales du pétrole), mais surtout sur le constat du vide de sens qu’un tel modèle vie suppose. Dans les sociétés indiennes — affirme Viteri Gualinga — « le sens qu’a et doit avoir la vie des personnes »[12] n’est pas la quête du « développement » des biens matériels mais la création des « conditions matérielles et spirituelles pour construire et maintenir le ‘buen vivir’, qui se définit aussi comme ‘vie harmonieuse’ ou, dans la langue runa shimi (quichua), comme ‘alli káusai’ ou ‘súmac káusai’ » (Ibid). Un an plus tard, en 2003, les termes sumak kawsay apparaissent dans un document d’une organisation kichwa de l’Amazonie[13], qui lutte contre l’implantation des sociétés pétrolières dans la région du Sarayaku : le sumak kawsay y est présenté comme une « maxime de vie » permettant de construire l’harmonie avec soi-même et avec la nature, et présupposant une compréhension spirituelle de la nature comme un « être vivant » pourvu d’ « esprit » ; implicitement mais clairement, le document oppose la logique utilitariste et marchande qui sous-tend l’exploitation du pétrole à l’exigence de respect du milieu naturel, laquelle serait à la base d’ordre « spirituel ». Au cours des années suivantes, l’esprit anticapitaliste du sumak kawsay continue de s’affirmer en Équateur : en 2007, dans ses Propositions en vue de l’Assemblée constituante, la CONAIE affirme qu’il est « nécessaire de faire des ruptures avec les postulats du système capitaliste, dont l’activité est centrée sur l’exploitation des êtres humains et de la nature. [Nous défendons] une proposition où les droits à la vie et à la survie priment sur le droit du capital »[14]. Dans la même perspective, Acosta signale la nécessité de « dépasser le capitalisme et ses logiques de dévastation sociale et environnementale » (Acosta 2012 : 47); le Buen vivir, par ses « racines communautaires non capitalistes » (p. 65), représente une « proposition de civilisation (civilizatoria) qui reconfigure un horizon de sortie du capitalisme » (p. 69).

 

Dans tous ces textes, la critique culturelle du capitalisme s’appuie souvent — notamment dans la perspective « culturaliste » — sur une référence à la dimension du « spirituel », considérée dans son rapport au « matériel » comme l’une des dimensions constitutives de l’humain. Plutôt marginale dans l’orientation « interculturelle », où elle peut néanmoins être pensée et exprimée différemment, cette référence au « spirituel » se rattache aux mémoires culturelles andines et amazoniennes. Il s’agit de mémoires longues, porteuses de savoirs et de croyances relatives à un ordre cosmique et comportant l’idée d’un devoir-être qui règle les rapports des humains entre eux et entre les humains et l’ensemble du cosmos, et dont la nature serait d’ordre « spirituel ». Des mémoires porteuses d’une sensibilité partagée et d’une raison non rationaliste, éloignée en ceci du modèle de raison des Lumières et de ses héritages positiviste, évolutionniste et scientiste qui marquent la tradition hégémonique de l’anticapitalisme occidental. À distance de la disqualification rationaliste du « spirituel » comme de l’ « irrationnel », ces mémoires culturelles non-occidentales signalent précisément que l’absence d’« esprit » est non seulement la caractéristique générale des sociétés capitalistes mais aussi, et plus fondamentalement, la racine de la vision spécifiquement capitaliste du monde. La critique culturelle du capitalisme dans les discours du sumak kawsay / suma qamaña vise une société sans esprit, où toute spiritualité est noyée dans ce que Marx nommait « l’eau glaciale du calcul égoïste » (Marx 2005 : 401). Dans cette perspective, la sortie du modèle de « civilisation » (cambio civilizatorio) aujourd’hui dominant équivaut au passage du capitalisme, société sans esprit, à une société où règne l’esprit. Mais que peut-on entendre par « esprit » et par « spiritualité » ? Il serait difficile de trouver dans les textes relatifs au sumak kawsay / suma qamaña une approche tant soit peu systématique de ces notions. Il est néanmoins possible d’identifier un certain nombre d’éléments de signification dont, en premier lieu, ceux qui se rattachent au rapport de différenciation et de complémentarité entre le « spirituel » et le « matériel ».

 

 « Matérialité » et « spiritualité » du Buen vivir

 

Dans les textes du sumak kawsay / suma qamaña le terme « matériel » a le plus souvent la signification de « besoins matériels » (CONAIE), « biens matériels » (Albó), « richesse matérielle » (Mamani). Le « matériel » est donc associé de manière générale à l’« économique » (Albó), au tangible (Ascarrunz, Huanacuni), à l’ « objet » (Medina), au quantifiable (Ascarrunz, Medina), à l’utile (Ascarrunz), au consommable (Vega), à ce qui est susceptible de possession, bref à l’Avoir (Vega). Tous ces textes valorisent le « matériel » comme l’une des conditions du sumak kawsay / suma qamaña, mais rejettent l’institution de l’Avoir comme finalité absolue de la vie humaine. Or l’Avoir n’est institué comme finalité ultime de la vie humaine que dans un modèle particulier d’économie où tend à se généraliser un type spécifique de subjectivité que C.B. Macpherson a nommée individualiste possessive et qui est corrélative à la possessive market society ou, en d’autres termes, à la société capitaliste (Macpherson 2004). Le capitalisme assigne au « matériel » ou à l’étant en général le statut de chose appropriable de manière privée et accumulative (Vega). Il désenchante la terre et la transforme en simple « marchandise, ou moyen de production, ou objet de spéculation », et pose l’argent au « centre de tout » (Puente 360-362) ; la nature et l’humain deviennent dès lors des « ressources » dans le jeu de la marchandisation (mercantilización) des choses et de l’être humain (Macas 452) ; la valeur d’échange prime sur la valeur d’usage (Vega) ; l’exploitation du grand nombre est corrélative à la « concentration de la richesse dans quelques mains » (Puente) ; l’économie se réduit à la « logique du calcul de l’utilité et du profit maximum » qui est recherché « principalement dans le capital non-productif, en particulier le capital financier » (Vega) ; l’Avoir, base de la vie humaine, se retourne contre la vie humaine en devenant finalité ultime. Resignifié comme Capital, il détermine un mode de vie sous-tendu par « l’égoïsme, le désintérêt pour les autres, l’individualisme et le souci exclusif du profit » (Puente 360-362), ou par « l’arrogance du pur avoir (puro tener), de l’accumulation et de la consommation » (Vega 131)[15].

 

À partir de ce contexte, le « spirituel » dit ce qui est irréductible au capital, à la « valeur » marchande, au tangible, au quantifiable. Le spirituel relève du qualitatif et, plus précisément, de la qualité de la socialité humaine et de la relation humaine avec le monde dit naturel. Par delà le « modèle capitaliste et son irrationnelle logique consumériste » (Casas 2011 : 338), le Vivir Bien est un « appel à un vivre-ensemble (convivencia) harmonieux et solidaire » basé sur des éléments qui « ne se comptabilisent pas : un environnement équilibré et non détérioré, le temps libre, la distribution de la rente, les attentes portant sur l’avenir et le bonheur, parmi d’autres » (Ibid). Le Vivir Bien « conçoit le bien-être à partir d’horizons qui ne sont pas exclusivement matériels mais intangibles — affectivité, identité, environnement, solidarité et vie communautaire » (Ascarrunz 2011 : 426). Dans les termes du linguiste et anthropologue Xavier Albó, « le suma qamaña implique une forte composante éthique, une reconnaissance de la valeur de l’autre, une estime de celui qui est différent et une spiritualité »[16]. D’après Albó, dans la culture aymara les notions d’« éthique » et de « spiritualité » se co-appartiennent : aux « biens spirituels » appartiennent « les échanges de réciprocité », c’est-dire une forme spécifique de relation : réciprocité dans les relations sociales, où elle est chargée d’estime et de sympathie, et réciprocité dans les relations avec la Nature, lesquelles sont personnalisées et affectives. La Nature est comprise rationnellement et affectivement comme Pacha Mama (Ibid) : « Vivre Bien, c’est considérer et traiter la terre comme mère et non pas comme marchandise » (Puente : 360), la concevoir comme un être susceptible de droits : les Droits de la nature (Acosta 2012 : 113) ou Droits de la Terre Mère[17] — qui sont reconnus comme tels dans la Constitution équatorienne. En tant que relation de commune union — de « communion » — avec les autres et avec la nature, le « spirituel » possède d’emblée une dimension éthico-politique : comme le signale Pablo Mamani, la notion de suma qamaña possède « une connotation morale, philosophique, éthique, esthétique », en vertu de laquelle les personnes sont invitées à partager leur « richesse matérielle » et leur « richesse spirituelle » avec les autres (Mamani 2011: 68-70), de telle sorte qu’il n’y ait « ni misérables ni puissants » (Ibid., 74). Par « richesse spirituelle », Mamani entend une manière de se tenir profondément lié à « l’intersubjetivité entre les hommes-femmes, au sein d’une relation équilibrée avec la nature » (Ibid., 69). Le terme qamaña signifie littéralement, d’après Mamani, « vivre » (68). Albó précise cependant que « vivre » n’a pas ici la signification de « to live », en anglais — qui se dit en aymara jaka-ña — mais plutôt de « to dwell »: « habiter, demeurer », et ajoute que qamaña est aussi le nom qu’on donne à un endroit abrité et protégé des vents, construit avec des pierres disposées de manière semi-circulaire, et destiné aux bergers qui peuvent ainsi veiller sur leur troupeau pendant leur repos. Dans ses différents niveaux de signification, qamaña indique le fait de « vivre, de demeurer, de se reposer, de s’abriter et de veiller sur les autres ». Cette connotation éthique du terme s’étend, de manière non explicite selon Albó, au « vivre ensemble (convivencia) avec la nature, la Terre Mère ou Pacha Mama » (133-135).

 

La revendication du « spirituel » dans le sumak kawsay / suma qamaña vise, par conséquent, à décentrer le Capital comme centre de la vie et à construire un nouveau modèle de civilisation fondé sur quelque chose qui n’est ni tangible ni quantifiable : la qualité de la relation interhumaine et de la relation humaine avec la nature. Le « spirituel » n’est pas non plus un « monde » qui serait distinct des mondes « biophysiques » et « humains » (Escobar 2010), mais plutôt notre relation originaire avec le bios et la physis, avec l’être et le non-être. Dans un vocabulaire philosophique dit « occidental », il peut correspondre aussi à « l’interpénétration intensive » évoquée par Benjamin à propos du poétique, dans laquelle « on ne peut jamais saisir les éléments à l’état pur, mais seulement la structure relationnelle où l’identité de l’essence singulière est fonction d’une chaîne infinie de séries » (Benjamin 2011 : 104). La « substance » du « spirituel » est l’être-en-relation et, plus précisément, un mode de relation où se construit une commune union avec l’autre, les autres, le tout de l’expérience. Dans les discours sur le sumak kawsay / suma qamaña cette signification centrale du « spirituel » qui sous-tend la critique culturelle du capitalisme est parfois explicite — en particulier chez les auteurs « indiens » ou s’auto-identifiant comme « indiens » — et s’exprime dans les langages de savoirs multiples où s’entremêlent des croyances sur le Tout et des normativités éthico-sociales ; elle est souvent implicite — en général chez les auteurs « non-indiens » — et se dit alors dans les langages de l’éthique et du philosophique dit « occidental ».

 

Le spirituel « explicite » a pu être assimilé à du « Pachamamisme » par certains auteurs qui partent de présupposés épistémiques de type positiviste, non exempts de contenus européo-centristes ; le terme pachamamisme, qui peut désigner au départ certaines formes culturalistes d’idéologisation et donc de simplification des modes de spiritualité des cultures indiennes, est utilisé par ces auteurs pour rejeter en général la dimension spirituelle comme telle — privant ainsi l’anticapitalisme du soubassement épistémique-culturel de l’être-en-relation. Le spirituel « implicite » de l’éthique moderne anticapitaliste se rattache aux dimensions de l’altérité et du possible qui sont à la base de cette éthique, dont le sens a été assez clairement explicité par Emmanuel Lévinas : « La vie spirituelle est essentiellement vie morale et son lieu de prédilection est l’économique » (Lévinas 1976 : 87). Il n’y a pas lieu d’opposer le spirituel et le moral, pas plus que le spirituel à l’économique, car le spirituel se déploie dans l’économique, c’est-à-dire dans la relation éthique avec les autres. Il s’agit ici d’une conception du spirituel où, comme le suggère Fernando Vega, peuvent se croiser les perspectives du sumak kawsay / suma qamaña et de la théologie latino-américaine de la libération : « la théologie de la libération a développé (…) une spiritualité de l’être et du partager, (…) du sujet humain concret » (Vega 2012 : 131), un sujet défini en situation et essentiellement lié aux autres. Le « spirituel » de l’éthique se vérifie dans l’accueil de l’autre en tant qu’Autre, c’est-a-dire en tant qu’altérité qui transcende notre point de vue établi sur le monde. L’éthique est décentrement du Même auto-institué en référent absolu de la « vérité ». Dans cette perspective, Arturo Escobar a raison de dire que « l’émergence du pachamamique /relationnel [représente] un défi frontal au régime moderne de vérité »[18]. Par delà les dérives de « pachamamisme », la compréhension de la nature comme Pachamama est porteuse d’une prétention à la vérité qui ouvre un champ de possibles que le régime moderne de vérité a traditionnellement exclu comme non-savoir.

 

Les deux apports du sumak kawsay / suma qamaña

 

Contre cette exclusion qui est à la fois épistémique et politique (formes coloniale et post-coloniale de domination), le principal apport des notions de sumak kawsay / suma qamaña est peut-être celui d’indiquer qu’une « politique qui affirme que beaucoup de mondes sont possibles — une politique pour le plurivers — nécessite des épistémologies qui acceptent que beaucoup de connaissances sont possibles » (Escobar : 15).

 

Lié au précédent, l’autre apport fondamental du sumak kawsay / suma qamaña concerne la compréhension de la crise contemporaine qui affecte notre planète. À l’instar d’autres pensées qui ont apparu de par le monde depuis le dernier quart de siècle, la perspective du sumak kawsay / suma qamaña suppose la conscience que la crise actuelle n’est pas seulement d’ordre économique, écologique ou politique, mais aussi, et plus radicalement, d’ordre « civilisationnel » ou culturel et affecte, par conséquent, les modes de vie et la manière de comprendre la vie humaine dans le monde. Mais à la différence de maints discours contemporains sur la « crise de la civilisation », le sumak kawsay / suma qamaña propose une description relativement précise du modèle « civilisationnel » qui est en crise ainsi qu’un nom pour le désigner : le capitalisme comme vision du monde ou, plus précisément, comme idéologie — les noms « Occident » et « Modernité », présents dans certaines approches culturalistes, renvoient pour l’essentiel, comme nous l’avons vu, à l’Occident et à la Modernité capitalistes. Le sumak kawsay / suma qamaña ne se réduit donc pas à l’augmentation du bien-être matériel des populations par des politiques publiques de « développement durable », de planification et de redistribution de la richesse : il suppose également d’autres manières de vivre et de consommer, impliquant d’autres formes de socialité et de rapports avec la nature, et donc d’autres modes de compréhension de la condition humaine et d’autres pensées du réel ; en un mot, il suppose un cambio civilizatorio. Dans la perspective du sumak kawsay / suma qamaña la crise contemporaine est celle du modèle « civilisationnel » capitaliste, ce qui signifie qu’il n’y aura pas de sortie possible du capitalisme (privé ou d’État) sans une transformation culturelle impliquant un nouveau rapport avec le « matériel » et le « spirituel ». Ainsi, malgré les tentatives de récupération par des discours étatiques ou de certaines ONG internationales, la perspective du sumak kawsay / suma qamaña, dans ses deux variantes « culturaliste » et « interculturaliste », opère une critique culturelle du capitalisme.

 

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Notes

[1] « Le concept du Buen Vivir n’a pas seulement un ancrage historique dans le monde indien ; il peut également s’appuyer sur d’autres principes philosophiques : aristotéliciens, marxistes, écologistes, féministes, coopérativistes, humanistes… » (Acosta 2012 : 28).

[2] Movimiento de Unidad Plurinacional Pachakutik (MUPP), crée en 1995. En langue kichwa « pachakutik » peut être traduit entre autres par « renversement » ou « transformation ».

[3] Dans ce sous-chapitre on peut lire seulement que la sagesse, le faire, l’énergie et le vouloir «…confluent vers le centre du Grand Ordonnateur de la vie pour la constitution du Kawsay » (CONAIE 2012 : 9). Toutes les traductions dans ce texte sont de l’auteur.

[4] Alison Sppeding, citée dans : (Crespo Flores 2013 : 12).

[5] Des études descriptives et des recueils de témoignages attestent de la réalité contemporaine de ces pratiques dans la vie de nombreuses communautés andines et amazoniennes de la Bolivie, du Pérou et de l’Equateur (Rengifo 2002 ; Viteri 2003).

[6] Le modèle de civilisation des « peuples ancestraux » serait « millénaire », alors que le modèle « occidental » de civilisation ne serait que « centenaire » (Yampara 2016 : 98).

[7] Les « identités » occidentale et andine «… configurent deux systèmes de vie qui ne peuvent pas du tout se rencontrer (radicalmente desencontrados) (…) [Ils] représentent deux chemins différents qui sont le produit de deux ontologies totalement disparates. C’est comme prétendre l’union de l’eau et de l’huile (…)[qui] ne doivent pas être confondues, à l’instar du sumak kawsay [indien] et du Buen Vivir [occidental]» (Oviedo 2014).

[8] « En luttant pour notre culture et notre langue, nous sommes en train d’exprimer notre désir d’être reconnus sur un plan d’égalité comme des peuples différents, comme des nationalités » (Pacari 1984 : 146. Souligné par AGM).

[9] Minga : travail de l’ensemble de la communauté visant un bien commun ; maquipurarina : réciprocité ; yanaparina : solidarité (Pacari 1984 : 140).

[10] Les mêmes termes seront repris dans la Déclaration politique de 2001, qui affirme que « l’actuel mode de production capitaliste doit être nécessairement substitué par un autre système supérieur comme l’est le modèle de développement économique de l’Etat plurinational, afin de pouvoir remédier aux graves problèmes économiques, politiques, culturels, environnementaux, démographiques et sociaux qui affectent le pays » (CONAIE 2001 : 33).

[11] « …une insinuation implicite que le dépassement de la ‘pauvreté’ indienne suppose l’accès aux ‘bénéfices de la modernité’, dont le chemin passe par ‘l’intégration au marché’ et mène directement au développement. Pour cela, les Indiens doivent cesser d’insister sur leurs ‘traditions non rentables’… » (Viteri Gualinga 2002).

[12] «….le sens que la vie des personnes a et doit avoir …» (Viteri Gualinga 2002).

[13] Il s’agit de Sarayaku Sumak Kawsayta Ñawpakma Katina Killka / El libro de la vida de Sarayaku para defender nuestro futuro, édité par le « Territorio Autónomo de la Nación Originaria del Pueblo Kichwa de Sarayaku ». Voir : (Altmann 2013 : 291 ; Almeida et all. 2005 : 95).

[14] (CONAIE 2007 : 20). Le texte ajoute plus loin que « la biodiversité et la nature ne sont pas une marchandise de plus qu’on achète et vend et qu’on exploite irrationnellement ; la nature est la pachamama, nous faisons partie d’elle… » (Ibid).

[15] Pour une interprétation de ces phénomènes dans le cadre d’une critique culturelle du capitalisme, nous renvoyons à notre ouvrage Nihilisme et capitalisme (Gomez-Muller 2017).

[16] « El suma qamaña implica un fuerte componente ético, una valoración y aprecio del otro distinto, y una espiritualidad » (Albó 2011: 137).

[17] Voir l’Accord des Peuples établi lors de la Conférence Mondiale des Peuples sur le Changement Climatique et les Droits de la Mère Terre, à Cochabamba (Bolivie) le 19-22 avril 2010, en réponse à l’Accord de Copenhague de décembre 2009. Parmi d’autres points, le texte affirme : « Le système capitaliste nous a imposé une logique de concurrence, de progrès et de croissance illimitée. Ce régime de production et de consommation cherche le profit sans limites, en séparant l’être humain de la nature, en établissant une logique de domination sur cette dernière, en convertissant tout en marchandise: l’eau, la terre, le génome humain, les cultures ancestrales, la biodiversité, la justice, l’éthique, les droits des peuples, la mort et la vie elle- même (…). Sous le capitalisme, la Terre Mère devient seulement une source de matières premières, alors que les êtres humains sont transformés en moyens de production et en consommateurs, des personnes qui valent pour ce qu’elles ont et non pour ce qu’elles sont (…). Nous avons besoin de l’établissement d’un nouveau système qui rétablisse l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains. Il ne peut y avoir d’équilibre avec la nature que s’il existe de l’équité entre les êtres humains (…). Nous invitons les peuples du monde à la récupération, la revalorisation et de renforcement des connaissances, sagesses et pratiques ancestrales des Peuples Indiens, lesquelles sont affirmées dans l’expérience et la proposition du «Vivre bien», en reconnaissant la Terre Mère comme un être vivant, avec lequel nous entretenons une relation indivisible, interdépendante, complémentaire et spirituelle (Acuerdo de los Pueblos 2010).

[18] « Et c’est précisément cela qui se met en jeu avec l’émergence du pachamámico /relacional: un défi frontal au régime moderne de vérité, qui ébranle tout le moderne – et peut-être particulièrement ses versions universitaires, de quelque côté que ce soit du spectre politique – ; il vient briser l’histoire usuelle de la connaissance » (Escobar 2010 : 14).

 

14 mars 2019

http://www.contretemps.eu/buen-vivir-critique-andine-modernite-capitaliste/

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/198721
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