Droits des femmes : Les dessous d’un mécanisme de blocage législatif

19/08/2012
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Si le mouvement féministe en Haïti acquiert de la légitimité jusqu’au niveau étatique, une volonté peu convaincante se manifeste au niveau du processus législatif pour une véritable émancipation des femmes dans la société.
 
P-au-P, 20 août 2012 [AlterPresse] --- Le 12 avril 2012, la loi sur la paternité responsable et la filiation des enfants a été votée par le Sénat haïtien. Elle n’a pas encore été promulguée, comme les deux autres lois touchant aux droits des femmes, bloquées dans le processus législatif haïtien.
 
La loi sur la paternité responsable fait partie d’un corpus d’avant-projets de loi de 2006 finalement soumis au Parlement en décembre 2007 comprenant un projet de loi sur le travail domestique, un sur le plaçage (concubinage) et un autre sur la Paternité, la Maternité et la Filiation.
 
En tout, il aura fallu près de cinq ans pour que ces trois projets de lois soient finalement votés. Les organisations féministes, desquelles émanent directement ces lois, ont dû lutter environ sept années supplémentaires afin de proposer des avant-projets adoptés par le Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes (Mcfdf) via un Comité de négociations avec les parlementaires au début des années 2000.
 
Le vote des lois ne sonne pourtant que comme une demi-victoire. Tant que le pouvoir exécutif ne procède pas à la promulgation des lois en les faisant publier au Moniteur, le journal officiel haïtien, les lois ne peuvent être appliquées.
 
Le processus législatif : une boîte noire
 
La non promulgation apparaît comme le phénomène le plus visible de blocage des lois mis en œuvre par l’exécutif.
 
Le pouvoir législatif aussi dispose de moyens afin d’atténuer voire de bloquer les lois émanant des idées féministes. L’obligation pour les autorités de respecter un quota d’au moins 30% de femmes dans les services publics a été inscrite constitutionnellement lors de l’amendement de la Constitution de 1987 (article 17.1).
 
Aucune loi d’application n’est cependant venue concrétiser cette volonté. Lisa François, directrice exécutive de Fanm Yo La (collectif féminin pour la participation politique des femmes), décrit les efforts des organisations féministes pour faire voter une loi d’application et faire respecter le quota, notamment dans le Conseil Electoral Permanent.
 
Ce qui semble causer avant tout la lenteur des avancées concernant les droits des femmes dans le corpus législatif, c’est, plus que la faible présence de femmes au Sénat et à l’Assemblée, l’absence de représentation clairement féministe.
 
Lisa François explique que face à la “mauvaise volonté politique”, les organisations féministes sont réduites à “faire du lobbying” pour faire entendre leur voix au Parlement.
 
Les organisations féministes n’ayant pas droit de cité dans le processus législatif se retrouvent obligées d’accepter des lois concernant les droits des femmes largement modifiées par rapport aux propositions originelles.
 
La responsable de la Solidarité des Femmes Haïtiennes (Sofa) explique ainsi que la loi sur la paternité responsable s’est substantiellement limitée à éliminer les catégories juridiques d’enfants qui existaient (enfant légitime, naturel, adultérin, incestueux).
 
Cette “altération des lois”, selon Marie-Frantz Joachim, est acceptée par les féministes pour ne pas ralentir encore le processus d’élaboration des lois et permettre ainsi un mininum de couverture législative concernant les droits des femmes.
 
Marie-Frantz Joachim explique aussi que les lois sur les droits des femmes traitées au Parlement finissent par être des lois de consensus qui n’entraînent pas des ruptures nettes sur les pratiques discriminatoires et ne répondent donc pas totalement aux revendications féministes.
 
Les organisations féministes ont fini par proposer la dépénalisation de l’avortement sous conditions alors même que la lutte s’oriente vers la dépénalisation totale. La responsable de Sofa nous rappelle qu’une société est constituée de traditions et de tabous et que la lenteur regrettable du processus législatif incarne la nécessité d’une lutte graduelle contre les mœurs hiératiques de la société haïtienne de la part des organisations féministes.
 
Les lois et la situation des femmes en Haïti
 
Le droit haïtien est composé de lois discriminatoires souvent en contradiction avec les principes constitutionnels et conventionnels. L’article 17 de la Constitution du 29 mars 1987 affirme l’égalité entre les sexes en République d’Haïti.
 
“Les Haïtiens sans distinction de sexe et d’état civil, âgé de dix-huit (18) ans accomplis, peuvent exercer leurs droits civils et politiques s’ils réunissent les autres conditions prévues par la Constitution et par la loi”, indique l’article. Mais il n’existe pas encore de loi d’égalité intégrant expressément la notion de discrimination fondée sur le sexe et l’obligation de non discrimination dans tous les domaines de la vie sociale.
 
La discrimination envers les femmes est également en œuvre à travers les vides juridiques. Par exemple, Marie-Frantz Joachim explique que les violences faites aux femmes ne sont couvertes par aucune législation spécifique. C’est pourquoi les organisations féministes exigent une loi cadre sur toutes les formes de violence contre les femmes et non pas des articles épars entre le Code civil et le Code pénal.
 
Les trois lois non promulguées ne tiennent pas compte de tous les aspects des problèmes touchant la paternité, le travail domestique et le droit dans les relations de concubinage. En cela, elles ne semblent pas constituer de vraies réponses, même si elles représentent des avancées non négligeables pour le mouvement féministe.
 
La loi sur la paternité responsable a surtout éliminé les catégories juridiques d’enfants et pose de véritables difficultés quant à la protection même des femmes. Retrouver le père nécessite souvent des tests génétiques qui sont souvent impensables en Haïti, et faire payer une pension alimentaire par le père pose la question de la faisabilité d’une telle mesure.
 
La barrière la plus regrettable à l’application de cette loi sera certainement le coût que représente un recours en justice.
 
La législation modifiant l’article 257 du Code du travail sur le travail domestique ne mentionne pas de salaire minimum. Cette loi indique de plus que dix heures de repos absolu par jour sont obligatoires, ce qui sous-entend que la journée de travail peut aller jusqu’à 14 heures, soit 6 heures de plus que la durée journalière légale.
 
Le travail domestique est majoritairement représenté par des femmes, travail considéré comme “une extension de leur rôle traditionnel dans le domaine de la reproduction” selon l’association Kay Fanm.
 
Selon l’enquête EMMUS IV, sur 59% de femmes se déclarant en union, seulement 18% le sont dans le cadre du mariage, et une grande majorité d’union correspondent au concubinage. La législation sur le plaçage permet ainsi aux couples de fait de ne plus être en marge de la loi, mais le droit à la filiation n’est pas tenu en compte par le texte.
 
“Les femmes ont demandé 30%, nous leur donnons 40%”
 
C’est ce que Michel Martelly a déclaré à propos du quota de femmes lors de l’installation du cabinet ministériel de Laurent Lamothe le 16 mai 2012, réduisant ainsi la lutte féministe à la visibilité des femmes.
 
La confusion entre femme et féministe semble à ce moment là constituer un moyen rhétorique pour l’exécutif ; or, toute femme n’est pas féministe et tout féministe n’est pas une femme.
 
Le féminisme constitue la conscience politique que la condition des femmes dans la société relève d’un problème social, explique Danièle Magloire.
 
Le problème du droit des femmes semblerait en fin de compte subir l’instrumentalisation du pouvoir exécutif qui, faisant mine de faire avancer les droits des femmes au lieu de bloquer frontalement le processus, utiliserait la visibilité de “la femme” bien plus qu’il ne chercherait à régler des problèmes politiques profonds liés au genre.
 
Au-delà du quota, le Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes semble être, selon les alternances, autant une puissante émanation féministe qu’un cheval de Troie de l’exécutif dans le mouvement.
 
Lisa François évoque un ministère qui, après Adeline Chancy-Magloire et Marie-Laurence Jocelyn-Lassègue, ne serait plus très féministe.”Cette nouvelle administration ne semble pas très intéressée” par la cause des femmes.
 
Yanick Mézile, actuelle Ministre à la Condition féminine et aux droits des femmes, est une ancienne mairesse adjointe de la capitale et dirigeante d’organisations militant dans le secteur informel.
 
Marie-Frantz Joachim donne son avis : « cette femme-là [Yannick Mézile] n’a pas un passé avec le mouvement ».
 
La responsable de Sofa évoque ce désintérêt : “on avait écrit une lettre au ministère pour demander : quid de la loi cadre sur les violences faites aux femmes ? La réponse a été : nous n’avons pas les moyens. Nous savons pourtant qu’on n’a pas besoin de tant de ressources pour travailler sur une loi”.
 
Selon certaines responsables d’associations féministes, la nouvelle administration du Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes travaillerait sur de petits projets qui ne règleraient pas les problèmes des femmes en profondeur et agiraient comme des cercles vicieux en donnant des solutions provisoires.
 
Ces associations signalent à ce titre la “Maison des femmes”, centre de formation et d’information professionnel dans les domaines du commerce, de l’agro-industrie et l’entreprenariat que le ministère entend mettre sur pied. Cela au lieu d’œuvrer au maintien des filles dans le système scolaire.
 
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/160424
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