7 ans après le retour du président aristide : quel bilan ?

25/10/2001
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Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis le 15 octobre 1994, jour marqué par la joie populaire qui accueillit le président Jean-Bertrand Aristide à son retour à Port-au- Prince, après l'intervention des troupes nord-américaines : ainsi se terminaient trois années d'exil du président constitutionnel, à Caracas et à Washington, après le coup d'État sanglant de septembre 1991 qui s'était soldé officiellement par 5 000 morts. On disait dans les rues : "l'oeuf est revenu dans le nid de la poule". Dans les cercles proches du pouvoir, on estime que des progrès ont été accomplis sur les plans politique et économique. On évoque principalement le passage sans heurts du pouvoir entre deux présidents élus et des avancées au niveau des infrastructures dans le secteur routier et dans celui de la santé. Ce jugement contraste avec les opinions recueillies, par exemple à Cité Soleil, le plus grand quartier populaire de Port-au-Prince, bastion du président. Le 15 octobre 2001, pour la première fois depuis 1994, la foule en colère criait "À bas Aristide". Des pancartes à l'effigie du président sont brûlées au cours d'une manifestation de protestation contre la brutalité policière. "Nous n'avons pas voté pour Lavalas (en 1990), résisté au coup d'État, rendu possibles les événements de 1996 (prise de fonction du président René Préval) et de 2001 (retour au pouvoir d'Aristide) pour récolter l'abandon et la mort", a déclaré un jeune homme. le peuple pris au piège Au cours de ces 7 dernières années, la réalité politique du pays s'est profondément modifiée. Les alliances d'hier qui avaient porté Aristide au pouvoir et contribué au retour à l'ordre constitutionnel se sont défaites et reconstruites, en intégrant les anciens duvalliéristes1, assimilés à l'extrême droite. Ces derniers se retrouvent dans le camp de Fanmi Lavalas comme dans celui de la Convergence démocratique, groupe de 15 partis d'opposition, parmi lesquels les Organisations du peuple en lutte (OPL). Au lieu de contribuer à assainir la situation, les différentes élections législatives et locales organisées dans le pays depuis plus de 5 ans ont plutôt renforcé le blocage et la lutte acharnée pour les postes de pouvoir. C'est le cas des élections législatives et locales de l'année 2000, dont la régularité continue à être mise en doute. Quinze missions de l'Organisation des États américains (OEA) n'ont pu réduire les antagonismes. Analysant la situation actuelle, l'agronome Stephen Phelps, qui travaille depuis 15 ans à la construction d'organisations paysannes et de jeunesse, ne cache pas son amertume. "Le peuple est pris au piège entre la communauté internationale et ses marionnettes locales", estime-t-il. Phelps ne fait aucune différence entre "les populistes au pouvoir" et Convergence démocratique. Il critique l'absence de projet, d'un côté comme de l'autre. Il qualifie toute la classe politique de "véritablement immorale". "Il est honteux de voir qu'il y a une constante entre l'époque du coup d'État et la période actuelle : les émissaires étrangers continuent à arriver à Port-au-Prince pour donner des ordres. Les noms ont changé, mais la relation avec la communauté internationale n'a pas changé". Quant à l'attitude spécifique des détenteurs du pouvoir, Stephen Phelps croit que ceux-ci "profitent" de la crise. Ils utilisent "le prétexte du gel de l'aide internationale (500 millions de dollars) pour légitimer leur inertie". Autrement, "le pouvoir serait contraint de mettre en 'uvre des programmes pour améliorer les conditions de vie de la population". Situation catastrophique, corruption et gaspillage Le cadre politique actuel a favorisé en fait l'inaction du pouvoir devant les revendications populaires insatisfaites sur le plan socio-économique. Les réussites sont peu nombreuses : quelques routes, quelques écoles pauvrement équipées, un programme de réforme agraire qui laisse les paysans insatisfaits. L'Association des Organisations populaires autonomes, une plate-forme de 5 organisations paysannes, ouvrières et de jeunesse, et l'UNNOH (Union nationale des normaliens haïtiens), notent une accélération du programme d'ajustement structurel depuis le 15 octobre 1994. Selon ces organisations, "la vente des biens de l'État" (allusion à la privatisation de plusieurs entreprises publiques) a accru le chômage (de plus de 60 %), "alors que le plan de mort appliqué par les autorités au bénéfice des grandes banques impérialistes augmente l'inflation". Sans parler de l'augmentation de la pression fiscale. Selon les chiffres de septembre, on évalue l'inflation annuelle à 16 %. Les législatures successives ont ratifié un ensemble de lois, parmi lesquelles celle de la retraite anticipée dans l'administration publique et celle du nouveau code d'investissements, destinées à "faciliter l'intégration d'Haïti à la mondialisation économique", précise l'agronome Phelps. Et il ajoute que, malgré le discours sur la réforme agraire, Haïti importe chaque année 100 000 tonnes de riz des États-Unis, ce qui en fait le troisième pays consommateur de riz nord-américain. Plus de la moitié des produits consommés à Haïti sont importés. La décélération d'une croissance déjà très faible, à peine 1,5 %, contribue à la chute effrénée de la gourde (monnaie nationale), qui aujourd'hui s'échange à 26 pour 1, une différence de 10 gourdes par rapport à 1994. Le peu de choses positives que l'on peut trouver en faveur du pouvoir Lavalas a tendance à pâlir face à des administrations centrales et locales gangrenées par une corruption qui alimente les disputes intestines au sein du parti d'Aristide. Presque toutes les semaines, un nouveau scandale : 1 700 000 dollars pour acheter une nouvelle résidence au chef du gouvernement, 1 200 000 pour offrir une maison à l'ancien président Préval et des détournements de plusieurs millions de dollars, par exemple à la Chambre des députés et à la mairie de la capitale, pour ne citer que les cas les plus diffusés par les médias. Fin septembre, à l'occasion d'une manifestation sur la place du Champ de mars, principale place publique de la capitale, la Coordination haïtienne de la Marche mondiale des femmes, qui regroupe 53 organisations de femmes des 9 départements du pays, a dénoncé cette situation. "Quelle gifle plus grande pouvons-nous recevoir de la part du gouvernement !", commente la Coordination, quand, malgré les besoins insatisfaits en matière d'alimentation, d'éducation et de santé, "on dépense des millions de dollars américains" dans l'achat d'immeubles, de véhicules pour les autorités et les élus de Lavalas, et dans le financement aux États-Unis du lobbying en faveur du gouvernement d'Haïti. Les chiffres publiés récemment par le département nord- américain de la justice font état de plus de 3 271 000 dollars dépensés par le gouvernement haïtien pour ce lobbying pendant la période 1997-2000. Le premier prix, plus de 2 650 000 dollars, revient à l'avocat des "affaires américaines", Ira Kurzban. Le royaume de l'impunité Au vu de la situation, les organisations de femmes déclarent comprendre pourquoi elles ne peuvent obtenir justice des viols systématiques qu'elles ont subis pendant la période du coup d'État. Elles persistent à réclamer l'installation d'un tribunal spécial pour ouvrir une enquête sur ces centaines de cas de viols. Globalement, pour ce qui est des droits humains, la Plateforme des Organismes haïtiens de défense des droits humains et Amnesty International révèlent une dégradation de la situation, contrairement à ce qui avait été observé immédiatement après le retour à l'ordre constitutionnel. De nombreuses victimes du coup d'État attendent encore que justice soit faite, soulignent les organisations. Elles insistent sur les faiblesses chroniques du système judiciaire soumis, tout comme la police, à de constantes pressions politiques. Amnesty parle de graves menaces aux libertés fondamentales. Des soupçons pèsent sur des personnes proches du pouvoir dans des cas d'assassinats récents, comme celui d'un journaliste renommé, Jean Dominique, en avril 2000. Ces mêmes groupes considèrent comme un "cas exceptionnel" le fait qu'en avril 2000 ait eu lieu le procès du massacre de Raboteau, quartier populaire de la ville de Gonaïves, à 170 km au nord de Port-au-Prince. 53 accusés furent condamnés, parmi lesquels 33 par contumace, pour l'assassinat de plusieurs dizaines de personnes à Raboteau, en avril 1994. Le déroulement de ce procès prouve que, si elles en avaient eu la volonté, les autorités auraient pu mener à bien beaucoup d'autres procédures. La situation générale du pays représente un défi énorme pour ce qui reste des mouvements sociaux haïtiens : ceux-ci ne cessent d'appeler à "l'unité des forces progressistes" en vue d'une "alternative conséquente" au pouvoir Lavalas et aux autres partis traditionnels. Un travail rendu encore plus difficile, comme le reconnaissent l'Association des organisations populaires autonomes et l'UNNOH, par le désengagement d'un bon nombre d'organisations populaires,. Traduction DIAL.
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