Que la communauté internationale respecte le processus en cours

L'heure est venue de laisser la Bolivie se gouverner elle-même

29/05/2006
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Le pays le plus appauvri d'Amérique latine vit un processus aussi novateur que surprenant, depuis les élections du 18 décembre 2005. Une bonne partie des regards médiatiques se tournent, ces dernières semaines, vers La Paz, après la récente décision de nationaliser les hydrocarbures prise par le gouvernement d'Evo Morales. " La communauté internationale doit comprendre que la Bolivie a besoin de son indépendance pour connaître des avancées solides dans son développement ", souligne José Roni Agreda Claros. Agé de 37 ans, secrétaire communal de Villa Tunari - une municipalité de 60.000 habitants dans la région du Chapare, autour de Cochabamba-, Agreda, issu d'une famille paysanne, cultivateur de coca comme Evo (dont il est un ami personnel) - milite au sein du Mouvement vers le socialisme, (MAS), " l'instrument politique " qui dirige le processus original que vit la Bolivie. Cet entretien s'est déroulé durant la récente visite d'Agreda en Suisse, à un moment très particulier, puisqu'il se situait 100 jours après l'entrée en fonction d'Evo Morales, le 22 janvier 2006. Si l'on veut connaître les racines et l'explication de la situation actuelle en Bolivie, il faut remonter au moins dix ans en arrière, sans oublier évidemment toute l'histoire des derniers cinq siècles d'exploitation et de pillage, " dont mon peuple a été victime ", explique José Agreda. L'épopée des cultivateurs de coca Et dans son analyse de la décennie écoulée, il cite les multiples mobilisations populaires, la résistance des cultivateurs de coca, la fondation officielle du MAS en 1998 - apparu en fait en 1995 (1) -, ainsi que les successives " guerres de l'eau (2) et du gaz (3) ", qui ont changé radicalement les rapports de force dans ce pays andin, durant les cinq dernières années. Originaire du département de Santa Cruz, la famille de José Agreda a déménagé à Cochabamba au début des années 1970, à la recherche d'une petite parcelle de terre qui lui permette de cultiver le riz, les bananes, le maïs et la feuille de coca. Les tensions entre la légalité et l'illégalité, les politiques répressives exercées par les différents gouvernements contre les producteurs de feuilles de coca - sans qu'il soit offert une alternative à ces derniers - ont produit l'effet d'un détonateur. Comme tant d'autres familles de petits paysans, les Agreda adhérèrent au mouvement " cocalero " (4) d'Evo Morales, connu sur la scène internationale à la fin des années 1990. C'est précisément de Villa Tunari - ville où José exerce aujourd'hui la fonction de secrétaire communal- que partit la fameuse marche en 1998 de " cocaleros " veres La Paz (21 jours à pied !) pour exiger du gouvernement des réponses immédiates sur le thème de la coca. " Durant cette marche et à d'autres occasions, j'ai dû passer pour le sosie d'Evo, en m'habillant comme lui, pour désorienter ceux qui voulaient perpétrer un attentat contre lui et protéger ainsi sa vie ", rappelle Agreda. Sans oublier aujourd'hui " plus de 150 paysans du Chapare qui sont morts durant toutes ces années pour plus de justice et pour que la feuille de coca, qui n'est pas une drogue, soit reconnue et protégée ". Les premiers succès d'Evo Un chemin ascendant " de luttes et de résistances populaires ", initié par ces mobilisations paysannes, a mené à la victoire électorale de décembre 2005, signale Agreda. Il reste pourtant frappé par " ce résultat évident et d'une certaine manière inespéré qui nous a permis d'arriver au gouvernement, au premier tour ". Depuis lors, jusqu'à aujourd'hui, le jeune dirigeant de Villa Tunari estime que les signes positifs se multiplient : " Comme citoyen de base, mon bilan de ces premiers mois est très positif ", souligne-t-il avec conviction. Les exemples emblématiques de " bonne gestion" ne manquent pas : à commencer par la décision immédiate prise par Evo Morales de " réduire significativement les salaires des ministres, des hauts fonctionnaires, et le sien propre ". L'un des premiers décrets promulgué par le nouveau gouvernement a baisse de 57 % le salaire mensuel du président de la République -qui a passé de 34.900 bolivianos (4000 dollars US) à 15.000 bolivianos. Une somme dont le montant correspondait au salaire de 1500 enseignant/es. Et José Agreda d'insister : " Les politiciens pouvaient gagner entre 40.000 et 50.000 bolivianos par mois, alors que le salaire minimum était de 440 bolivianos ". Des améliorations immédiates du revenu - le salaire minimum a été augmenté de 13 % (500 bolivianos, soit 63 dollars US par mois) - ont été décrétées en mai 2006. De nouveaux projets d'éducation et de santé bénéficieront aux 70 % les plus pauvres de la population. Des nouveaux postes de travail et plans sociaux commencent à être mis en uvre tels sont d'autres signes d'espoirs énumérés par le dirigeant de Villa Tunari. Il indique que la principale mesure gouvernementale, prise ces derniers mois, est " la nationalisation des hydrocarbures, qui va renforcer substantiellement les ressources nationales pour aider les couches les plus défavorisées de la population ". Cette mesure devrait rapporter à l'Etat près de 300 millions de dollars supplémentaires par année. Pour Agreda, cette nationalisation ne signifie pas " l'expulsion pure et simple des entreprises Il faut bien lire le décret. Evo applique la décision approuvée lors du référendum de 2004 et les promesses faites durant sa campagne électorale. La nationalisation n'est pas seulement une mesure gouvernementale, c'est une décision du peuple bolivien ". Et, par conséquent, il n'est guère surprenant " que la grande presse bolivienne et internationale soient opposées à cette décision et en parlent mal parce que ces médias ont toujours appartenu aux riches et aux grandes multinationales qui sont aujourd'hui frappées par cette mesure ". Cette critique, insiste Agreda, vient " de ceux qui ont toujours vidé les caisses de la nation et qui ont profité du bradage des ressources naturelles, de ceux qui ont tout privatisé et qui ont envoyé des milliers de travailleurs au chômage, de ceux qui ont appliqué les ajustements structurels néo-libéraux, lesquels ont augmenté notre dépendance envers les autres Etats et les grandes entreprises étrangères ". C'est pourquoi, explique le jeune dirigeant " cocalero ", que derrière la décision de nationaliser les hydrocarbures " se joue la question de notre souveraineté. Il y a toujours eu une ingérence étrangère ouverte, à commencer par celle des Etats-Unis, en Bolivie, une ingérence qui a signifié le pillage et le bradage de nos ressources naturelles. C'est la troisième nationalisation (5) et nous espérons, avec beaucoup d'anxiété, que cette fois-ci elle est définitive ! " " Que la communauté internationale nous respecte ! " " La grande majorité des Boliviens appuie ce processus " et la popularité d'Evo a augmenté depuis son arrivée au gouvernement, d'après José Agreda. Le rapprochement de la Bolivie avec le Venezuela " chaviste " ou avec Cuba révolutionnaire " ne surprend personne, en tout cas pas la population bolivienne et pas celle de Cochabamba où nous discutons et analysons tout ". (6) " L'Amérique latine vit un moment très important, les organisations populaires ont grandi, il y a plusieurs gouvernements progressistes. Un moment d'augmentation de la conscience, de défense de la souveraineté de notre continent, où prime la conviction que tous les peuples ont besoin d'autonomie et de libération Et je suis convaincu que, si nous continuons ainsi, d'ici peu nous pourrons chanter victoire ", prévoit Agreda, avec un enthousiasme renouvelé. Il admet que " la mobilisation des pauvres et des différents secteurs sociaux est très importante " ; il est convaincu qu'il ne faut pas baisser la garde, " parce qu'en dernière instance les ouvriers et les paysans doivent rester vigilants pour défendre ce nouveau gouvernement ". L'assurance d'Agreda vient, selon ses propres paroles, d'une " expérience de lutte " accumulée. " Nous n'avons pas peur des balles ou des gaz lacrymogènes, nous ne craignons pas la mort, parce que nous savons qu'il s'agit d'une cause juste que nous avons commencé à construire depuis longtemps et avec des sacrifices énormes ". Le message que souhaite faire passer en Europe et dans le monde entier, c'est celui du respect. " Les pays du monde, la communauté internationale, doivent respecter la Bolivie. Ils doivent tous comprendre que la Bolivie a besoin de sa souveraineté. Nous ne voulons plus d'intromission nord-américaine, car si nous ne récupérons pas nos ressources naturelles, nous n'allons jamais pouvoir autofinancer notre développement ", conclut-il. " Beaucoup ont profité de la Bolivie durant des siècles. Maintenant, ils doivent lui donner l'occasion d'avancer. La Bolivie a besoin de la communauté internationale et celle-ci a besoin de la Bolivie. Nous avons tous besoin des autres, mais dans le respect. L'enjeu, c'est notre indépendance. Nous vivons notre seconde indépendance, la véritable, et il nous appartient de la construire, de la consolider et de la défendre ", conclut José Agreda " Gagner la confiance vers la solidarité " Durant ses trois semaines de séjour en Suisse, José Agreda a établi des contacts de haut niveau avec les municipalités de Bulle et de Charmey (canton de Fribourg). Il a pu connaître le fonctionnement technique, les programmes communaux et la gestion budgétaire. En même temps, il a fait partager à ses hôtes la réalité quotidienne de Villa Tunari qui, pour l'année en cours, envisage la réalisation de 79 projets (construction d'écoles, de chemins, de ponts et d'un centre sportif). Agreda est venu en Suisse, invité - dans le cadre d'un échange Sud-Nord - par E-CHANGER, une organisation non - gouvernementale qui depuis deux ans appuie Villa Tunari avec la présence de la coopérante Françoise Cantin, conseillère en renforcement municipal. " Pour moi, c'est une occasion unique ", souligne Agreda, pour la première fois peut sortir de Bolivie dans le cadre d'un tel échange. Les résultats apparaissent déjà comme positifs. " Ce fut très intéressant, par exemple, de voir le traitement des déchets et des eaux usées. De percevoir le fonctionnement et la ponctualité suisse Et surtout, de comprendre comment pensent et vivent nos partenaires ici, dans un pays si distinct. Je dois reconnaître qu'au début il n'était pas facile de comprendre ce que faisait réellement au Chapare une volontaire suisse. Maintenant, tout est plus clair. Il était important de changer notre vision, de transformer la défiance en confiance. Et mon voyage en Suisse y aidera encore davantage. Il est important de mieux comprendre la valeur de la coopération et de la solidarité internationale " (Sergio Ferrari) - Traduction H.P. Renk Collaboration E-CHANGER, ONG suisse de coopération solidaire ----- 1) pour des raisons légales, les " cocaleros " du Chaparé ont repris le sigle d'un parti, issu d'une scission de la " Phalange socialiste bolivienne " (FSB) - une organisation plutôt à droite, malgré son étiquette - et tombé en déshérence 2) Sur le mouvement contre la privatisation de l'eau à Cochabamba, en 2000, cf. Simon Mélançon, La guerre de l'eau de Cochabamba, Bolivie : un problème géopolitique et de territorialité. Québec, Université Laval. 2000 (Collection Mémoires et thèses électroniques). A consulter sur site internet : http://www.theses.ulaval.ca/2005/22869/22869.html 3) Sur les " guerres du gaz ", cf. site Internet RISAL (Réseau d'information & de solidarité avec l'Amérique latine) : http://risal.collectifs.net/ subdivision " Bolivie " 4) Parmi les " cocaleros ", on compte un certain nombre de travailleurs de la COMIBOL (Compagnie minière de Bolivie), licenciés dans les années 1980 lors de la privatisation de cette régie publique (fondée après la révolution ouvrière de 1952 contre l'oligarchie) et prompts à utiliser dans leur nouvelle profession les capacités d'action dont ils avaient su faire preuve dans l'ancienne, au sein de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) 5) Les deux premières vagues de nationalisation avaient eu lieu après la révolution de 1952 et sous le gouvernement du général Alfredo Ovando, au début des années 1970. 6) Le 29 avril, lors d'un sommet tenu à La Havane, Evo Morales a signé avec Fidel Castro (Cuba) et Hugo Chávez (République bolivarienne du Venezuela) un " traité de commerce des peuples " (TCP), un premier pas vers l'ALBA (Alternative bolivarienne des Amériques)
https://www.alainet.org/fr/active/11636?language=es
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