Grève étudiante au Québec (Canada) : l’Amérique latine du Nord ?

25/07/2012
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Le Québec connaît depuis la mi-février un mouvement de protestations populaires d’une ampleur sans précédent. À sa source : la plus importante grève étudiante de l’histoire de la province! À son plus fort, plus de 300 000 étudiantEs postsecondaires auront laissé les bancs d’école (sur un total d’approximativement 400 000[i]). Les trois manifestations les plus importantes auront réuni plus de 200 000 personnes[ii]. En plus de ces rassemblements monstres, le mouvement étudiant aura surpris par la quantité (plusieurs par jour) et l’inventivité de ses formes d’action, ainsi que par sa détermination face aux mesures répressives de l’État. La période estivale a marqué une accalmie, mais puisque le gouvernement a adopté une loi spéciale antigrève qui suspendait la session dans plusieurs institutions, il est possible qu’à la reprise forcée des cours à la mi-août, le mouvement reprenne du poil de la bête.
 
Les revendications étudiantes
 
La revendication à l'origine du mouvement est l’opposition à la hausse progressive de 75 % des frais de scolarité devant s’appliquer en septembre 2012. Celle-ci les portera à une moyenne de 3 800 $[iii] par année en 2017. Cette hausse survient après une première vague d’augmentation du coût d’entrée à l’Université qui avait fait passer les frais de 1 700 $ par année en 2007 à 2 200 $ en moyenne en 2012. Si le projet du gouvernement est maintenu, les frais auront plus que doublé en seulement dix ans.
 
Mais au cœur de la grève étudiante, il y a bien plus qu’une simple question d’argent : il y a une volonté de défendre l’université comme lieu universellement accessible de partage des connaissances et de développement de l’esprit critique. Or malgré une mobilisation record, le gouvernement a maintenu la ligne dure, dépêchant la police plutôt que de négocier, même si les sommes en jeu ne représentent pas un élément d’une grande importance pour le budget de l’État[iv]. Cet entêtement gouvernemental justifie la thèse suggérant que, sous cette hausse des frais de scolarité, se profile en fait une volonté de transformer la relation qu’entretiennent les étudiants à leur éducation. Il ne s’agit pas principalement de refinancer les universités, mais bien d’instaurer le principe d'« utilisateur-payeur », en faisant passer l’éducation de la sphère du droit[v] à celle de marchandise consommable, ou plutôt d’actif dans lequel les individus investissent égoïstement afin d’augmenter leur capital humain pour mieux se vendre sur le marché du travail.
 
Or, transformer l’éducation et le savoir en marchandise ne peut être qu’à l’avantage de ceux et celles qui sont déjà en position de profiter du développement d’un tel marché, au détriment de ceux et celles qui se débattent pour des conditions décentes dans une société capitaliste.
 
En se battant contre la hausse des frais de scolarité, le mouvement étudiant s’opposait au modèle de société que cherche à imposer un gouvernement corrompu à la solde des intérêts des possédants[vi]. Il y a donc une lutte de classe en cours au Québec, tant au niveau des acteurs impliqués que du contenu[vii].
 
Quelques éléments de contexte : des politiciens corrompus en mal d’extractivisme
 
Pour saisir ce mouvement, quelques éléments de contexte sont nécessaires. En plus de ses singularités institutionnelles (l’éducation étant une compétence provinciale, le Québec a développé un réseau postsecondaire particulier, principalement francophone), le contexte québécois est également marqué par la corruption. Le gouvernement du Parti Libéral, au pouvoir depuis 2003, fait l'objet de très nombreuses allégations relatives aux contrats publics, qui seraient plus aisément accordés aux donateurs du parti.
 
Par ailleurs, le gouvernement poursuit des politiques de développement extractivistes qui rencontrent une vive opposition. Les projets d’exploitation de gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent ont suscité maintes réactions. Récemment, le gouvernement lançait son principal plan de développement pour la province, le Plan Nord. Il consiste en un immense projet d’investissements (80 G$) majoritairement étatique, pour la construction d’infrastructures destinées aux compagnies minières qui pilleront les ressources non renouvelables du Nord. Or les investissements annoncés sont loin de garantir des retours intéressants[viii] et les tensions avec les populations autochtones de la région sont nombreuses. Bien que la grève portait sur des revendications qui touchent l’éducation, on a pu entendre les manifestants scander « Non à la gratuité minière, oui à la gratuité scolaire ».
 
La question de l’éducation s’est ainsi transformée en une réflexion sur le projet de société. Toutefois, c’est bel et bien le mouvement étudiant qui est à la source du soulèvement.
 
La créativité d’un mouvement
 
La mobilisation étudiante marquera le Québec par la diversité de ses modes d’action. En plus des traditionnelles manifestations, des quelques blocages à visée économique, les manifestantEs auront laissé libre cours à leur imagination : manifestations (presque) nues, séances de yoga au milieu d'intersections passantes, tatouage du carré rouge...
 
Autre exemple, la grève possédait un symbole : un petit carré de feutre rouge. Les étudiants et les sympathisants à la cause l’épinglent à un endroit visible, et les rues du Québec sont remplies de gens qui l’arborent et ainsi se reconnaissent. Ce symbole est devenu suffisamment fort pour que le gouvernement sente l’obligation de le diaboliser, l’associant à la violence et à l’intimidation[ix]. Parce qu’ils le portaient, des électeurs se sont vu interdire de voter lors d’une élection partielle[x] et des journalistes ont constaté des cas flagrants de profilage politique par la police[xi]. Ce symbole, facile à reproduire, est devenu un enjeu politique en lui-même.
 
Autre force du mouvement, les réseaux sociaux auront permis de contrebalancer les médias traditionnels. Carburant au sensationnalisme, ces derniers tendent à dépeindre les manifestants comme étant violents. Ils auront été corrigés par des vidéos amateurs et des photos circulant sur la Toile, où la violence de la répression était mise en évidence. Cela explique probablement la poursuite du mouvement malgré une répression sans précédent. En effet, on compte plus de 3000 arrêtés, dont un député, et plusieurs blessés graves.
 
Cette circulation de l’information a possiblement érodé la légitimité de la violence de l’État. Voilà qui contribue à expliquer pourquoi la loi spéciale, adoptée à la fin mai, aura été si peu respectée. Cette loi, qui visait à écraser le mouvement en suspendant la session des grévistes jusqu’à la mi-août, comprend également des restrictions à la liberté d’expression et d’association, imposant des amendes aux regroupements étudiants pour quiconque chercherait à limiter l’accès aux cours dans les institutions qui auraient choisi de reprendre la session.
 
Moins d’une semaine après son adoption, une manifestation monstre refusait de se plier aux conditions relatives aux manifestations exigées par la loi spéciale. Des milliers de personnes réalisaient ainsi un acte de désobéissance civile. Cette dernière fut d'ailleurs largement pratiquée et revendiquée. Très tôt dans le conflit, des étudiants contre la grève ont demandé des injonctions auprès des tribunaux pour avoir accès à leurs cours malgré les votes majoritaires tenus par leurs assemblées générales. La réaction des grévistes aura été, dans plusieurs cas, de s’y opposer et d’ainsi contrevenir à l’ordre des tribunaux. Ce refus de se plier aux tribunaux n’était pas commun au Québec.
 
L’indignation provoquée par l’adoption de la loi spéciale s’est élargie à bien d’autres secteurs de la population, incitant le Québec à emprunter l'idée des « caserolazos » à l'Amérique latine. Pendant quelques semaines, dans bien des villes et quartiers, des gens sortaient spontanément dans les rues tous les soirs pour battre leurs casseroles. Se concrétisait alors le slogan maintes fois entendu : « la grève est étudiante, la lutte est populaire ».
 
La structure démocratique du mouvement aura certainement été un pilier de sa ténacité et de sa combattivité. L’organisation étudiante la plus à gauche, la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), a toujours représenté une proportion importante des grévistes, et son fonctionnement reposait sur le contrôle démocratique du mouvement et de ses porte-paroles. Les représentants tiraient leur légitimité de la consultation régulière des assemblées générales de chaque institution en grève. Les pratiques de démocratie directe largement répandues auront suscité l’autoorganisation des grévistes, laissant ainsi un large espace à la créativité des milliers de manifestants et manifestantes.
 
Le Français, langue officielle du Québec, est une langue latine, et avec le mouvement qui a fait rage dans la province, il est à se demander si cette province n’est pas, en quelque sorte, l’Amérique latine du Nord.
 
- Thomas Chiasson-LeBel est étudiant au Doctorat en science politique de l'université York. Il est également membre du comité éditorial des Nouveaux Cahiers du socialisme.

- Karine L'Ecuyer est professeure en Techniques de muséologie au Collège Montmorency et étudiante (en grève!) à la maîtrise en sociologie à l'Université du Québec à Montréal.
 
 
Article publié en espagnol dans l'édition de juillet (No. 477) de la revue d'ALAI "América Latina en Movimiento", sur le thème: La Jeunesse en scènehttp://alainet.org/publica/477.phtml


 
[i] Selon le ministère de l’Éducation, du loisir et du sport : http://www.mels.gouv.qc.ca/rentree2011/index.asp?page=statistiques#h1.
[ii] En plus de celles du 22 mars, du 22 mai, nous comptons la manifestation environnementaliste du jour de la terre (22 avril) marquée par une forte participation étudiante. Puisque la province compte approximativement 8 000 000 d’habitants, il faudrait, toute proportion gardée, plus de 2 millions de personnes dans les rues de Paris pour avoir une foule équivalente.
[iii] En dollars canadiens : 1CAD$ = 0,98US$
[iv] À terme, et en soustrayant les diverses mesures de compensation, la hausse des frais de scolarité représenterait une somme estimée à 150 M$/année, soit moins de 3 % des revenus globaux des universités québécoises, et approximativement 1 % du budget du ministère de l’Éducation.
[v] L’éducation fait partie des droits reconnus par différentes chartes de l’ONU, dont le PIDESC : art 13c : « L'enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l'instauration progressive de la gratuité ».
[vi] Le lien entre le gouvernement et les classes possédantes est évident dans les déclarations publiques des chambres de commerce et du conseil du patronat du Québec. Ces organisations patronales appuyaient les différentes mesures visant à marchandiser l’éducation. Voir Thomas Chiasson-LeBel, avec coll. de Flavie Achard, Karine L’Ecuyer et Philippe Hurteau, « Grève et tensions dans les universités et les cégeps », Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 8, août 2012.
[vii] Pour un développement de l’argument sur la lutte de classes, Voir ibid.
[viii] L’économiste principale du Mouvement des caisses populaires Desjardins, loin d’être une militante de gauche, soulignait que les retombées dans les secteurs extractifs sont fluctuantes et que les investissements impliqués dans le Plan Nord ne rapporteront que 570 M$ par année à terme en retombées fiscales. Voir : Joëlle Noreau, « Les ressources naturelles: un potentiel en or ? », Perspectives, Revue d’analyse économique, vol. 21, Été 2011.
[ix] Voir : Jean-François Nadeau, « Le carré rouge de Fred Pellerin : ‘violence et intimidation’, affirme la ministre de la Culture », Le Devoir, 9 juin 2012.
[x] Isabelle Porter, « Le carré rouge crée de la confusion dans un bureau de vote d’Argenteuil », Le Devoir, 5 juin 2012.
[xi] Catherine Lalonde, Raphaël Dallaire-Ferland, « Carrés rouges, vos papiers », Le Devoir, 11 juin 2012.
https://www.alainet.org/es/node/159819
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