Enfants du monde, enfants du Nicaragua : une approche

19/11/2002
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- Il est contraire au protocole de bailler en présence d'un roi –dit le monarque.
- Je ne peux pas m'en empêcher –répondit le Petit Prince.
- Alors, je t'ordonne de bailler, allez, baille, c'est un ordre ! – cria le souverain. Antoine de Saint-Exupéry
Sur un tel sujet, je n'ai aucunement la prétention d'être exhaustif, mais seulement donner quelques pistes pour la réflexion. Après quelques lectures sur le problème du travail des enfants dans le monde, on s'aperçoit que le sujet est vaste, complexe et troublant. Ce n'est pas si simple de dire haut et fort : ¡non au travail des enfants ! D'une part, les statistiques sont approximatives et changent dès le moindre soubresaut économique. D'autre part, les concepts, même les plus fondamentaux, tels « enfant », « enfant travailleur/enfant exploité » ou encore « intérêt supérieur de l'enfant », ne font pas toujours l'unanimité. Notons, à cet égard, que l'un des documents de protection des enfants ayant obtenu l'appui le plus massif au niveau mondial -la Convention Internationale des Droits de l 'Enfant, de 1989- n'a pas été ratifié par deux nations : les États Unis et la Somalie. Il s'agit là, certainement, du seul point commun entre ces deux pays. (Rappelons au passage que les États Unis n'ont toujours pas ratifié la Convention d'Ottawa sur l'arrêt de production de mines antipersonnel. Ces engins causent la mort de milliers d'enfants par an.) Certes, les motivations de l'un et de l'autre pour refuser cette ratification sont sans doute diamétralement opposées. Si on approfondissait ces motivations on se trouverait, justement, au centre même de la complexité du problème : les questions d'ordre historique, économique, commercial, politique et culturel qu'opposent les pays riches et les pays appauvris. Et là, inévitablement, on parle d'une foule de choses lourdes de sens et difficilement abordables dans cet article : héritage colonial, eurocentrisme, ordre économique et division internationale du travail, hégémonie, capitalisme et sa toute dernière version, le néolibéralisme corporatif roulant allègrement sur les rails de la globalisation. On parle de tout cela quand on parle du travail des enfants. D'emblée donc, on doit écarter l'idée que la question des enfants travailleurs dans le monde puisse être abordée exclusivement depuis une perspective morale ou, pire, à partir d'une double morale. Certes, qu'un enfant –un seul- soit obligé de travailler pour assurer sa survie et n'ait pas accès à une formation digne et aux loisirs propres de son âge, est une honte pour l'humanité tout entière, un fait exécrable. Mais si cet enfant est arraché par décret de son lieu de travail sans qu'on lui apporte le moindre soutien, on le condamne à une forme plus terrible d'existence, et probablement, à la mort. À ce propos, voici un exemple rapporté par un des meilleurs spécialistes mondiaux du travail des enfants, Michel Bonnet : en 1992, le sénateur de États Unis, Harkin Bill, présentait au Congrès un projet visant à interdire l'importation de produits fabriqués avec la participation d'enfants. Le Bangladesh, pris de panique, mit hors des usines textiles la plupart des filles de moins de 15 ans (environ 70.000). Elles se retrouvèrent ainsi dans un environnement social impitoyable, sans aucune instruction ni qualification, sans accès à l'éducation, vouées aux pires formes d'exploitation et à leur corollaire d'agressions et maladies. Mais la morale, aux États Unis, était sauve. Les filles, pour la plupart, perdues. À l'époque de la dictature en Argentine, le militaire gouverneur de ma province d'origine –Tucumán- avait décrété qu'il fallait « éradiquer la misère ». Une de ses premières mesures de « modernisation » fut d'envoyer des camions sillonner la ville et enlever, tel des détritus, les enfants mendiants, tous dans le même sac : « fous » ou « anormaux », jeunes ou adultes. Pour une raison qui reste mystérieuse, ce chargement humain ne fut pas abattu par la mitraille, ce qui était la norme à ce moment-là, mais laissé à l'abandon, en pleine nuit hivernale, dans une région désertique éloignée de toute zone urbaine, à la limite entre deux provinces. Ces faits ont été gardés pour l'Histoire dans le film « La Redada ». Ici, au Nicaragua, plus récemment, sous le gouvernement de droite d'Arnoldo Alemán, une initiative similaire pour « améliorer l'image de la capitale et favoriser le tourisme » avait eu lieu : interdire, en augmentant la présence policière, la présence des enfants miséreux dans les rues fréquentées de la capitale. Faut-il rappeler que, aussi bien en Argentine qu'au Nicaragua, comme dans toute l'Amérique latine, les conditions générales de vie des populations pauvres se sont aggravées au cours de ces deux dernières décennies ultralibérales ? Pour faire face à l'hécatombe, les positions les plus osées des ONGs travaillant sur le terrain, commencent à poser les jalons d'une différenciation conceptuelle entre « enfant travailleur » et « enfant exploité ». Sujet de débat, pour le moins. Et la Convention de 1999 de l'OIT (Organisation Internationale du Travail), semble emboîter le pas, en définissant « les formes extrêmes de travail des enfants » et en demandant son abolition immédiate. On peut se demander si c'est l'urgence de s'attaquer au « plus grave » qui pousse l'OIT à émettre cette nouvelle définition ou bien s'il y a une prise de conscience soudaine de l'énormité d'une tâche précédemment définie de manière trop vaste («le travail des enfants »), ou encore la reconnaissance – timide- qu'il peut y avoir une approche culturelle différente du problème, disons moins « occidentale ». En tout cas, cela montre que le bateau navigue dans une mer agitée, semée de dangers, en corrigeant constamment son cap. En effet, dans les pays appauvris, au-delà du problème de base qu'est la misère généralisée, la vision « réaliste » qu'ont les acteurs, c'est-à-dire les enfants et leurs familles, est une vision qui ne cadre pas toujours avec le modèle traditionnel de l'école comme instrument privilégié d'éducation à la vie. Premièrement, dans les zones urbaines, un nombre considérable d'enfants « complètent » leur formation entre l'école et le travail (et ils échappent aux statistiques officielles). Autrement dit, l'impossibilité de pouvoir compter exclusivement sur l'école comme un instrument d'avenir professionnel pousse les parents –et même les enfants- à se lancer dans la recherche d'un « apprentissage sur le tas » hâtif qui garantirait leur autonomie. Deuxièmement, dans les zones rurales, on observe d'une part l'inadéquation des contenus éducatifs vis-à-vis de la réalité environnante et, de l'autre, la tradition d'exploitation familiale de la terre. Le paysan, en particulier, qui ne voit jamais la concrétisation des promesses électorales, qui est toujours victime des secousses économiques du pays et autres ajustements du FMI, n'a pas beaucoup de raisons de croire à une école qui lui est proposée par les citadins. Ceci, en supposant qu'il existait une école à proximité, car souvent les gouvernements n'ont pas les moyens ou la volonté politique de créer les conditions pour la scolarisation des enfants de la campagne. Et même s'il y avait une école, il faudrait encore que les enfants aient les matériaux scolaires et la santé nécessaire pour y assister. On a vu des « programmes de développement » au Nicaragua bâtir des écoles qui sont actuellement abandonnées : il n'y a pas d'argent pour payer les enseignants, les parents n'ont pas l'argent pour les frais qu'implique la scolarisation, les enfants n'ont pas les niveaux de nutrition indispensables pour supporter les exigences de concentration nécessaire à l'apprentissage, certaines communautés se trouvent à plusieurs heures –à pied- d'une école… C'est pourquoi on ne peut pas, non plus, culpabiliser les parents pour l'absentéisme à l'école, ou la pratique du travail-école que mènent beaucoup de familles. Plus un pays est pauvre, plus il y a d'enfants qui travaillent. Plus un pays est pauvre, plus l'éducation traditionnelle a du mal à être « à la hauteur ». Plus le « marché » de main d'œuvre enfantine est florissant, plus il y a des enfants exploités dans les formes de travail les plus extrêmes, inacceptables et odieuses. On voit parfois l'exploitation sexuelle des enfants présentée comme un phénomène « transversal », qui toucherait toutes les sociétés sans tenir compte des classes ni des conditions économiques. Il ne faut pas confondre, à mon sens, la pratique exécrable des perversions pratiquées par certains individus à l'intérieur des institutions éducatives ou religieuses, avec le commerce sexuel si lucratif exercé aux dépens des enfants les plus démunis des pays appauvris, au profit de personnes des pays riches. Le premier est un problème moral, le second est un problème moral et économique. En réalité, les enfants, étant les plus faibles, les plus vulnérables et les plus dépendants de la société, sont les premières victimes de toutes les situations extrêmes vécues dans un pays. Il y a les guerres, mais aussi les famines, les épidémies, les cataclysmes naturels. Néanmoins, en fin de comptes, tout nous ramène à considérer l'ordre économique mondial. Un seul chiffre suffirait pour illustrer ceci : les pays riches investissent six fois plus dans le protectionnisme et les subventions de leur produits agricoles, ainsi que dans le contrôle des marchés internationaux (dits « libres »), que dans l'aide au développement des pays pauvres. Mais, là encore, il faudrait d'autres pages pour être plus explicite. Cependant, regardons, ci-après, le panorama général du travail des enfants dans le monde. Même si on contraste les chiffres de l'OIT, qui sont approximatifs (de multiples raisons faussent le recueil des données), avec ceux du dernier Rapport sur le Développement Humain, du Programme des Nations Unies pour le Développement, on s'aperçoit que, globalement, les deux tableaux coïncident dans les contours. Sur les 250 millions d'enfants entre 5 et 14 ans supposés travailler dans le monde (hélas, chiffre très en dessous de la réalité selon bon nombre de spécialistes), 61% se trouvent en Asie, 32% en Afrique et 17% en Amérique latine et les Caraïbes. Si on analyse ces pourcentages, on s'aperçoit que les 32% concernant l'Afrique représentent quelque 80 millions d'enfants, c'est-à-dire, 14% de la population totale. Ceci, sans tenir compte de cette précision époustouflante apportée par Michel Bonnet : ces millions d'enfants « sont engagés dans une activité économique principale et plus de 100 millions sont concernés par le travail ». Et d'ajouter que « diverses recherches donnent à penser que ces chiffres représentent un minimum ». Car, explique-t-il, on exclut dans ces estimations le travail domestique, les entreprises familiales et le secteur paysan. Conclusion : si plus de 50% de la population africaine a moins de 18 ans et représente 290 millions, on a, au bas mot, au moins deux tiers des jeunes de ce continent qui sont, d'une manière ou d'une autre, au travail. Ce serait donc, et de très loin, la région du monde où les enfants et les adolescents seraient les plus mal lotis. Mais c'est aussi la région du monde où les adultes –sans utiliser un conditionnel- sont les plus mal lotis. Cette même analyse des chiffres permet de voir que l'Asie aurait le pourcentage le plus faible d'enfants au travail (environ 5%, sur 3.400 millions d'habitants), et l'Amérique latine, avec 30 millions d'enfants travailleurs officiellement rapportés, 6.5%. Mais, ces chiffres datent de 1998 : depuis, la misère n'a cessé d'augmenter dans la plupart des pays appauvris et, en particulier, on peut signaler l'entrée spectaculaire et brutale de l'Argentine dans ce cortège. Et puis, bien sûr, combien d'enfants n'apparaissent pas dans ces statistiques : leur travail n'est pas rémunéré ni déclaré par les patrons, ils travaillent dans une entreprise familiale, ou simplement, comme la plupart des fillettes qui travaillent dans les maisons, leurs activités ne sont même pas considérés comme du « travail » ? Au Nicaragua, par exemple, le rapport du Forum sur le Travail des Enfants, de 1997, organisé par les ONGs nationales, indique que 57% des enfants travailleurs se retrouvent dans la catégorie « familiale non-rémunérée », car c'est un adulte qui administre l'argent qu'ils rapportent. Et le Nicaragua dans tout cela ? Officiellement, environ 320.000 enfants travaillent au Nicaragua. Un spécialiste de l'INPRHU (1), l'ONG nationale du Nicaragua la plus ancienne, et consacrée en particulier à améliorer les conditions de vie des enfants travailleurs, me conseillait, lors d'une interview, de « multiplier ce chiffre au moins par deux ». Moi, qui vis dans ce pays, je n'ai aucune difficulté à accepter le conseil. Cette ONG a créé une base d'opérations en 1990 dans la ville où je réside, Estelí. C'est grâce à ses recherches sur le terrain qu'il existe actuellement des études et des chiffres qui montrent l'accablante réalité des enfants travailleurs dans le Nord du pays. Au Nicaragua, 53% de la population totale a moins de 18 ans, soit environ 2.9 millions. Même si on prenait pour argent comptant le chiffre officiel des enfants travailleurs (320.000), cela représenterait près de 7% de la population totale et 11% de la jeunesse du pays. Imaginez en France, par exemple, que sur les 56 millions d'habitants il y aurait environ 3 millions d'enfants entre 5 et 14 ans travaillant à temps partiel ou à temps complet, mal habillés, mal chaussés, sous-alimentés, obligés à faire cela pour garantir soit leur survie, soit la possibilité d'aller à l'école, soit le maintien dans la structure familiale? Tout cela correspond aux conditions de vie déplorables du Nicaragua, qui ne sont pas séparables du contexte global. Plus de la moitié de la population plonge dans la misère, et la dette externe, comme celle de la plupart des pays appauvris, est impayable dans le schéma de l'ordre économique actuel. Dans cet ordre, 30.000 enfants meurent dans le monde chaque jour de maladies curables et en deux ans le nombre d'indigents a augmenté en Amérique latine de 20 millions. La moitié des civils morts dans les guerres de la décennie passée étaient des enfants, mais cela n'empêchera pas les États Unis de relancer la machine chaque fois que son économie sera récessive et par conséquent déstabilisera davantage les minuscules économies comme celle du Nicaragua. Ici, où 30% des enfants souffre de malnutrition (2), chaque bambin reçoit à sa naissance, en guise de cadeau le fardeau de plusieurs milliers de dollars à rembourser par an au FMI. Et il ne faut pas croire que les responsables des pays riches s'arrachent les cheveux devant cette réalité catastrophique : ils l'ont créée. Dans la mesure où cela « n'éclate pas », ça « roule ». La misère, pour eux, ça ne se résout pas: ça se gère. Que font les enfants travailleurs au Nicaragua ? La liste de travaux – publiée en 2000- est longue et elle inclut les formes les plus odieuses d'exploitation d'enfants ainsi que les tâches les plus dangereuses pour leur santé physique et morale, ou pour leur développement intellectuel et émotionnel futur. Cette liste départage, par villes, les spécialités d'activités « professionnelles » d'enfants qui s'y sont développées. À la campagne, les enfants s'occupent (le plus souvent sans mesures de protection) de la fumigation d'insecticides, manipulent des engrais chimiques, participent à la chasse, s'occupent du ramassage du bois mort et de l'approvisionnement d'eau. N'importe quel jour, tôt le matin ou en fin de journée, on a le cœur serré en apercevant une petite personne qui aurait 5, 6 ou 7 ans, transportant sur sa tête un sceau de 20 litres d'eau… En ville, dans la plus grande précarité et au gré des humeurs de leurs employeurs circonstanciels, ils sont dans tous les fronts, depuis les garages jusqu'aux ateliers de soudure, en passant par le commerce informel, les usines de toute sorte, la restauration, les services divers. Sur la côte, ils pêchent à l'apnée ou aident à tirer les filets sur la plage. J'ai voulu mettre à part ces autres tâches qui, bien qu'étant moins visibles sont en même temps les plus insupportables à tous les points de vue : - L'exploitation sexuelle se retrouve dans la plupart de villes, mais elle est plus pratiquée à Managua, Granada, León et Rivas. - Dans les villes de Managua, Estelí, Rivas, Chontales et tout le long de la Côte Atlantique, on utilise les enfants pour la fabrication, le transport et la vente de drogue. - À Chinandega, León, Managua, Estelí et Madriz, les enfants travaillent en fouillant les décharges d'ordures. - Il y a aussi de la place pour eux dans les réseaux de trafic de clandestins, ainsi que, « grâce » à leur petite taille, dans les mines. - On les trouve, en fin, à proximité des mines d'or, dans la récupération des éléments résiduels du lavage et donc au contact du cyanure… La pauvreté favorise donc l'absentéisme scolaire, et l'absentéisme scolaire favorise la pauvreté de ces jeunes qui, obligés de travailler, seront demain les parents pauvres d'enfants qui n'iront pas à l'école, et qui… et qui…où commence cet infernal cercle vicieux, solide comme une chaîne et lourd comme un boulet? Comment s'attaquer ou par quel bout prendre le serpent pour l'étrangler? La main d'œuvre enfantine dans le monde est si rentable et la dérégulation du travail dans l'actuel contexte ultralibéral la rend si tentante, que le combat, déjà bien engagé, sera rude. Notes et bibliographie - 1. INPRHU : Instituto de Promoción Humana, créé en 1966, sans but lucratif et d'inspiration chrétienne oecuménique.
- 2. Avec de pics jusqu'à 40% dernièrement à Matagalpa, où bon nombre d'enfants sont morts de faim. Voir dans la presse locale : « Plantones de Matagalpa ». À chaque pic, provoqué par les variations des marchés internationaux, les grandes organisations humanitaires se précipitent avec des aides alimentaires d'urgence. Un micronième d'une goutte d'eau dans le désert.
- Le travail des enfants : terrain de luttes, M. Bonnet, Ed Page deux, 1999, Suis.
- Regard sur les enfants travailleurs, M. Bonnet, op.cit.
- Les Identités meutrières, Amin Maalouf, Poche, ed Grasset, 1998
- Plan Estratégico Nacional para la Prevención y Erradicación del Trabajo Infantil, Gob. Nic. 2000.
- La Participación, del Derecho al Hecho, INPRHU Estelí, 2001
- La Deuda Interna de Nicaragua, CODEEN (Federación Coordinadora de ONG
- Informe sobre Desarrollo Humano 2002, Naciones Unidas, PNUD
- Rapport 2002 UNICEF sur Internet.
- Deux conférences recueillies à Estelí lors d'un forum organisé en octobre 2002 par UNICEF et INPRHU : Monsieur Carlos Emilio López, Procureur Spécial des Enfants du Nicaragua : « La situación nacional de la niñez » ; Madame María Ubeda Castillo : « Política de UNICEF frente al trabajo infantil ».
- Journaux locaux
https://www.alainet.org/es/node/106620
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