Poutine à Valdaï : un discours historique

03/12/2014
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Certains discours offrent une synthèse de leur époque. Celui que prononça Winston Churchill au Westminster College dans le Missouri au mois de mars de 1946 en est un exemple. C’est là qu’il rendit populaire l’expression « rideau de fer » qui allait servir à caractériser la politique de l’Union Soviétique en Europe et qui, selon certains historiens, marqua le début de la Guerre Froide. Auparavant, en avril 1917, de retour à Saint Pétersbourg après son exil, Lénine annonça dans un bref discours qui surprit l’assistance enthousiaste que l’Humanité était en train d’accoucher d’une nouvelle étape historique, pronostic qui devait se confirmer en Octobre avec le triomphe de la Révolution Russe. Dans notre Amérique latine, la célèbre phrase : « L’Histoire m’absoudra », lancée en 1953 par le jeune Fidel Castro Ruz pour se défendre face aux accusations du dictateur cubain Fulgencio Batista après l’assaut de la garnison Moncada, a joué un rôle semblable.
 
Il conviendrait d’ajouter à cette liste le discours prononcé par Vladimir Poutine le 24 octobre 2014, dans le cadre de la XIe Rencontre Internationale de Valdaï, qui réunit chaque année des hommes politiques, des intellectuels et des gouvernants pour débattre de la problématique russe, et dans le même temps de la préoccupante situation mondiale. Les trois heures consacrées au discours de Poutine et au riche échange d’opinions qu’il eut avec certaines personnalités du monde politique européen, comme par exemple l’ex-Premier ministre français, Dominique de Villepin et l’ex-Chancelier autrichien Wolfgang Schuessel, ou avec des académiciens de premier rang, tel que Robert Skidelsky, connu pour sa biographie de Keynes, ont été totalement ignorées par les médias dominants. Le dirigeant russe s’est exprimé clairement, sans demi-teintes, abandonnant d’emblée le langage de la diplomatie. Mieux encore, dès le début de son discours, il a rappelé la phrase de l’un des présents qui avait dit que « les diplomates utilisent les langues pour ne pas dire la vérité » alors que lui était là pour exposer ses opinions en toute franchise pour pouvoir, comme cela c’est d’ailleurs produit, les confronter avec celles de ses interlocuteurs les plus incisifs auxquels il posa aussi un certain nombre de questions.
 
Discours ignoré, disions-nous, parce qu’il dresse un diagnostic réaliste et privé de tout euphémisme pour dénoncer la détérioration apparemment irrésistible de l’ordre mondial et les différents degrés de responsabilité qui incombent aux principaux acteurs du système. Mais de cela il ne convient pas de parler, et puisque le monde dispose d’un leader efficace et de confiance en la personne des Etats-Unis, les œuvres oratoires comme celle de Poutine doivent être passées sous silence sans autre forme de procès. Un bref commentaire le lendemain dans le New York Times mettant l’accent sur certains passages choisis de manière scandaleusement subjective ; quelques lignes aussi avec les mêmes caractéristiques dans le Washington Post et c’est tout. En Amérique Latine où la presse sous toutes ses formes est sévèrement contrôlée par des intérêts étatsuniens, les échos de ce discours ont été inaudibles. Par contre, n’importe quel discours d’un occupant de la Maison Blanche qui affirme que son pays est une nation « exceptionnelle » ou « indispensable » et qui n’hésite pas à diffamer les dirigeants ou les gouvernements qui ne s’agenouillent pas face au mandat étatsunien, ce discours a bien plus de chance de trouver une large résonance dans les médias du « monde libre ».
 
Qu’a dit Poutine dans son allocution ?
 
Difficile de résumer en quelques lignes son discours et les réponses qu’il a apportées aux questions posées par les participants. Mais, dans le but de pousser à lire ce document, nous résumerons ci-dessous certaines de ses thèses.
 
Premièrement, il a réaffirmé sans détours que le système international traverse une profonde crise et que - contrairement aux discours d’autosatisfaction qui en Occident minimisent les enjeux de notre époque – la sécurité collective court un très grave danger et le monde s’achemine vers un chaos global. Les opposants politiques brûlés vifs dans les sous-sols du Parti des Régions par les hordes néonazies qui se sont emparé du gouvernement en Ukraine, le crash de l’avion MH17 de Malaysia Airlines abattu par l’aviation ukrainienne, l’Etat Islamique qui décapite des prisonniers et exhibe leurs têtes sur Internet, voilà, selon l’internationaliste nord-américain Richard N. Haass, quelques-uns des symptômes les plus évidents de la décomposition du système mondial que d’autres, partant d’une position théorique et politique alternative, tels Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Chalmers Johnson et Pepe Escobar, préfèrent appeler « l’empire du chaos ». Cette terrible réalité ne peut être occultée par de beaux discours ou par des trucages publicitaires dont Washington et ses alliés sont si friands. L’enjeu est d’une gravité extrême et ne pourra être relevé victorieusement que grâce à une coopération internationale, sans hégémonismes d’aucune sorte.
 
Deuxièmement, dans son exposé Poutine a fourni une analyse détaillée de l’itinéraire décadent emprunté depuis l’après-guerre jusqu’à la fin de la Guerre Froide, jusqu’à l’apparition d’un unipolarisme états-unien et, depuis le 11-S, les tentatives de maintenir l’actuel (dés)ordre international par la force ou le chantage de sanctions économiques comme celles appliquées contre Cuba depuis plus d’un demi-siècle, l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, la Côte d’Ivoire et maintenant la Russie. Un ordre qui tombe en lambeaux et, comme le stipulait le titre de la Rencontre, qui se débat entre la création de nouvelles règles et l’acceptation suicidaire de la force brute comme seul principe d’organisation du système mondial. De fait, nous nous trouvons face à un monde sans règles ou avec des règles qui existent mais qui sont piétinées par les acteurs les plus puissants du système, à commencer par les Etats-Unis et leurs alliés qui prétendent que les Nations Unies sont en fin de vie sans rien proposer pour les remplacer. Poutine estime que la Charte des Nations Unies et les décisions du Conseil de Sécurité sont violées par le leader du monde libre autoproclamé avec la complicité de ses amis, créant ainsi une dangereuse « zone de non-droit légale » qui sert de terreau au terrorisme, à la piraterie et aux activités de mercenaires qui servent aujourd’hui les uns puis accourent ensuite pour offrir leurs services au plus offrant. Ce qui se passe avec l’Etat Islamique en est un exemple paradigmatique en ce sens.
 
Troisièmement, Poutine a rappelé que les transitions dans l’ordre mondial « ont été accompagnées, en règle générale, soit d’une guerre globale, soit d’un enchaînement d’intenses conflits à caractère local ». Si nous pouvons apprécier quelque chose de la période de l’après-guerre c’est bien la volonté de parvenir à des accords et d’éviter jusqu’où cela était possible les confrontations armées. Celles-ci furent nombreuses, mais la guerre thermonucléaire tant redoutée a pu être évitée lors des deux plus graves crises de la Guerre Froide : Berlin en 1961 et celle de l’installation des missiles soviétiques à Cuba en 1962. Il y a eu par la suite d’importants accords afin de limiter l’armement nucléaire. Mais cette volonté de négocier a disparu. C’est une politique agressive, de bullying favorisée par un orgueil national hypertrophié utilisé pour manipuler l’opinion publique qui prévaut aujourd’hui. Elle sert à justifier le fait que le plus fort – les Etats-Unis – écrase et soumet les plus faibles. Bien qu’il n’en fait pas état, on voit bien dans le discours de Poutine se profiler une inquiétude face à l’expansion exorbitante des dépenses militaires états-uniennes qui selon les calculs les plus rigoureux dépassent les mille milliards de dollars, alors que lors de la désintégration de l’Union Soviétique les publicistes de l’empire assuraient urbi et orbi que la dépense militaire nord-américaine allait diminuer et que les « dividendes de la paix » seraient reversées dans les programmes d’aide au développement et de lutte contre la pauvreté. Rien de cela ne s’est produit.
 
Quatrièmement, en se déclarant les vainqueurs de la Guerre Froide, les dirigeants nord-américains ont pensé que le vieux système construit au sortir de la Seconde Guerre Mondiale était un anachronisme trop coûteux. Ils n’ont pas proposé un « traité de paix » où seraient actés les accords et compromis conclus entre vainqueurs et vaincus. Washington s’est comporté comme un « nouveau riche » et - étourdi par la désintégration de l’Union Soviétique et son accession à la suprématie mondiale – a agi avec arrogance et imprudence commettant une infinité d’erreurs. L’exemple le plus frappant : son soutien permanent à ces « combattants pour la liberté » recrutés pour servir de machine de guerre et provoquer un « changement de régime » dans des pays où les gouvernements n’étaient plus en odeur de sainteté, combattants qui sont devenus des « terroristes » comme ceux qui le 11-S ont semé l’horreur aux Etats-Unis ou bien ceux qui aujourd’hui dévastent la Syrie et l’Irak. Afin de rendre invisibles de si gigantesques erreurs, la Maison Blanche a pu compter avec le « contrôle total des médias qui ont permis de faire apparaître ce qui était blanc comme étant noir et ce qui était noir, comme blanc ». A un moment dans son discours, Poutine s’interroge : « se peut-il que l’exceptionnalité des Etats-Unis et la manière dont ils exercent leur leadership soient réellement une bénédiction pour nous tous et que leur perpétuelle ingérence dans les affaires de tout le monde soit en train d’amener la paix, la prospérité, le progrès, la croissance, la démocratie et qu’il ne nous reste plus qu’à nous reposer et à en profiter ? Je me permets de répondre non ».
 
Cinquièmement, dans différents passages de son intervention et au cours des échanges de questions et réponses avec l’assistance, Poutine a laissé très clairement entendre que la Russie ne resterait pas les bras croisés face aux menaces qui pèsent sur sa sécurité nationale. Pour faire passer ce message, il a employé une métaphore éloquente se référant indirectement aux plans de l’OTAN d’encercler la Russie avec des bases militaires et répondant aussi aux inquiétudes exprimées par certains des présents concernant une éventuelle expansion impérialiste russe. Il a évoqué le profond respect de l’ours dans son pays. Cet animal règne « en maître et seigneur dans l’immense taïga sibérienne et il ne demande la permission à personne pour agir comme bon lui semble sur son territoire. Je peux affirmer qu’il n’a aucune intention de se déplacer vers d’autres zones climatiques car il ne s’y sentirait pas à l’aise. Mais il ne permettra jamais que quelqu’un vienne s’approprier sa taïga. Je crois que cela est clair ». Cette observation était aussi une réponse à cette représentation très répandue aux Etats-Unis et en Europe de la Russie, – et auparavant de l’Union Soviétique, considérée comme un « Haute-Volta (l’un des pays les plus pauvres et arriérés de l’Afrique) avec des missiles ». Il n’y a pas de doute, le message était clair et dépourvu de tout euphémisme diplomatique, montrant la confiance qu’il avait dans la force de la Russie et sa capacité à supporter avec patriotisme les plus grands sacrifices, comme elle l’a déjà démontré lors de la Seconde Guerre Mondiale. Il a dit littéralement que « la Russie ne pliera pas face aux sanctions, ni ne sera affectée par elles, ni ne sera amenée devant la porte de personne pour quémander de l’aide. La Russie est un pays autosuffisant ».
 
Pour résumer : il s’agit d’un des discours les plus importants prononcé par un chef d’Etat sur ce sujet depuis bien longtemps et ce pour de nombreuses raisons. Par son réalisme documenté dans l’analyse de la crise de l’ordre mondial, où l’on détecte une connaissance exhaustive de la littérature la plus importante produite sur ce thème aux Etats-Unis et en Europe, et qui réfute dans les faits les accusations répétées sur le soi-disant « provincialisme » du leader russe et son absence de contact avec la pensée occidentale. Par son courage en appelant les choses par leur nom et en identifiant les principaux responsables de la situation présente. Un exemple : Qui fournit des armes, finance et recrute les mercenaires de l’EI ? Qui achète leur pétrole volé en Irak et Syrie contribuant ainsi à financer le terrorisme qu’ils prétendent combattre ? Des questions que ni le savoir conventionnel des sciences sociales ni les administrateurs impériaux ne se posent jamais, du moins jamais en public. Des questions qui sont pourtant fondamentales pour comprendre la nature de la crise actuelle et les possibles issues. Important discours aussi pour les mises en garde précises qu’il fait parvenir à ceux qui pensent pouvoir faire plier la Russie avec des sanctions ou des encerclements militaires comme nous en parlions ci-dessus. A la différence du célèbre discours de Churchill, parce qu’il ne bénéficie pas des faveurs de l’empire ni de son immense appareil de propagande déguisé en journalisme le discours de Poutine est passé inaperçu, pour le moment. Cent ans après le début de la Première Guerre Mondiale et vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, Poutine a jeté le gant et proposé un débat en ébauchant les pistes qui pourraient permettre de sortir de la crise. Il s’est écoulé un peu plus d’un mois et un silence total a été la réponse des centres dominants de l’empire et de ses mandarins. C’est qu’au lieu de paroles et de raisons, ils n’ont que des armes. Et ils continueront à tordre la corde du système international jusqu’à ce que le chaos qu’ils sont en train de semer partout retombe sur leurs propres pays. Notre Amérique latine devra se tenir prête pour une telle échéance.
 
- Atilio A. Boron,directeur d Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini (PLED), Buenos Aires, Argentine. Premio Libertador al Pensamiento Crítico 2013.
 
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Marie-Rose Ardiaca
Une version révisée et corrigée de cette première tentative de traduction du discours de Poutine est disponible sur www.atilioboron.com.ar
https://www.alainet.org/en/node/165900
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