Entretien avec le prêtre paraguayen Francisco Oliva

« Ce qui se joue au Paraguay, ce sont les conquêtes sociales bénéficiant aux plus pauvres »

27/06/2012
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-         « Nous vivons un coup d’Etat parlementaire »
-         « On tente de déstabiliser les gouvernements progressistes latino-américains »
-         « La solidarité internationale passe par l’information sur la situation actuelle de mon pays »
 
Le vendredi 22 juin, en 24 heures à peine, Fernando Lugo – ancien évêque catholique, élu en 2008 président du Paraguay – fut victime d’un jugement politique supersonique et destitué de sa fonction présidentielle par le Parlement. Le prétexte en fut le conflit pour la terre qui, une semaine auparavant, avait causé 17 morts et plusieurs blessés à Curuguaty, une communauté située à 200 km de la capitale Asunción. « C’est un coup d’Etat parlementaire », affirme le prêtre paraguayen Francisco « Paco » Oliva. Le « pai » (prêtre en langue guarani) Oliva avait joué un rôle décisif dans la mobilisation citoyenne qui, en 1999, obtint la démission de l’impopulaire président Raúl Cubas. Adepte de la théologie de la libération, le « pai » Oliva – qui réside dans un quartier populaire et marginal d’Asunción – dirige de nombreux projets sociaux, et a conduit des intiatives citoyennes dont le Parlement des jeunes et le Forum solidaire.
 
Q: Comment comprendre le cadre institutionnel qui a permis la destitution du président Fernando Lugo le 22 juin ?
 
Francisco Oliva (FO) : Le Paraguay est une démocratie parlementaire. Et depuis le début – pratiquement depuis l’élection même de Fernando Lugo en avril 2008 – les deux partis traditionnels (Libéral et Colorado) ont freiné l’action du président, en le menaçant d’un  jugement politique. La semaine passée, nous pensions qu’il s’agissait simplement d’une menace supplémentaire. Mais la réalité nous montre le contraire.
 
Q: Le mouvement populaire et la société civile paraguayenne s’attendaient-ils à un tel dénouement politique ?
 
FO : Non. Nous avons été pris par surprise. Tout s’est passé en 24 heures : Fernando Lugo a été destitué et remplacé à la tête de l’exécutif par Federico Franco, jusqu’ici vice-président et ambitionnant depuis toujours le pouvoir personnel.
 
Q: Les médias officiels parlent de processus constitutionnel légitime. Par contre, les secteurs populaires et des milieux maintenant toujours plus larges de la communauté internationale considèrent qu’il s’est produit une rupture constitutionnelle au Paraguay. Qu’en pensez-vous ?
 
FO : C’est un coup d’Etat parlementaire. Les partis traditionnels ont obtenu les 30 suffrages nécessaires et ont prononcé la sentence. Ensuite, nous avons assisté à un véritable cirque. Avec ou sans possibilité pour Lugo de se défendre, le verdict aurait été le même. Les accusations ne furent pas présentées par écrit. Les preuves étaient de simples photocopies d’extraits de presse. La sentence contre Lugo avait été fixée avant même le début du jugement.
 
Q : La démission de Lugo est-elle un fait irréversible ?
 
FO : Les secteurs paysans et populaires ne l’acceptent pas. Mais les deux partis qui ont rendu ce pseudo-jugement express sont en position de force. Institutionnellement, il s’agit d’un fait consommé.
 
Q: Paradoxalement, le prétexte de la destitution est le conflit pour la terre à Curugaty qui, le vendredi 15 juin, a occasionné 17 morts, dont 11 paysans. Or Fernando Lugo, « l’évêque des pauvres », s’est toujours prononcé en faveur des paysans et de la réforme agraire et il est arrivé au gouvernement avec leur appui. S’agit-il d’un piège bien monté par l’extrême-droite ou d’une certaine ingénuité politique de la part de l’ex-président ?
 
FO : Les deux ! Un piège bien préparé face à la réaction et à la mobilisation que commençait à mettre en œuvre le peuple, en envoyant des signaux clairs à la classe politique, notamment aux partis traditionnels de l’opposition. Ceux-ci ont eu peur de cette participation populaire croissante et ils ont décidé de l’arrêter. La meilleure manière de le faire c’était, par ce jugement, de décapiter la présidence. D’autre part, il faut reconnaître que Lugo a fait preuve de faiblesse dans la promotion de la réforme agraire. Le peuple, la paysannerie, demandait cette réforme avec toujours plus de force, mais Lugo ne l’a pas matérialisée.
 
Q: Plusieurs nations latino-américaines – dont le Brésil, le Venezuela et l’Argentine – n’acceptent pas la destitution de Lugo et la nomination de Franco. Pensez-vous que les partis Colorado et Libéral, qui ont appuyé cette manoeuvre, soient disposés à reconsidérer cette nouvelle situation institutionnelle face à la pression de la communauté internationale ?
 
FO : En aucune manière. Nous sommes dans le champ de la politicaillerie. Franco était un vice-président d’opposition. Jamais il ne va se rétracter, tout comme le Parti Libéral qui, après de nombreuses années, concrétise enfin son aspiration d’avoir un président issu de ses rangs à la tête de l’état. Même si finalement, dans neuf mois, le parti Colorado gagnera probablement les élections. Ce qui s’est passé n’est qu’un avant-goût de ce que nous craignions et qui sans doute se produira : le parti Colorado avait détenu le pouvoir pendant 60 ans et Lugo a brisé cette vague. En 2013, le parti Colorado fera tout pour revenir au pouvoir, grâce à ses partisans naturels et aux votes qu’il achètera. Et il y réussira, à moins que la jeunesse ne s’organise, se mobilise et s’impose. Elle représente la majorité absolue de la population et, après l’épisode institutionnel tragique que nous venons de vivre au Paraguay, elle va ouvrir les yeux.
 
Q : Quelle est la meilleure manière d’exprimer aujourd’hui la solidarité internationale avec les classes populaires du Paraguay ? Qu’attendez-vous de la société civile du monde entier ?
 
FO : Informez ! Expliquez ce qui se passe dans mon pays ! Parlez des détails : comment la sentence destituant le président Lugo avait déjà été élaborée avant tout jugement. Dites que tout cela fut un cirque, une mise en scène. Soyez aussi conscients – et prononcez-vous en ce sens – que les perdants sont ceux qui ont bénéficié des conquêtes sociales, rendez grâce à la gestion gouvernementale de Lugo.
 
Q: Au-delà des faits ponctuels, le Paraguay court-il le risque d’une certaine ingouvernabilité stratégique ?
 
FO : Fondamentalement, il y a un constat clair : Hugo Chávez, au Venezuela, et les autres dirigeants politiques du continent qui ont aujourd’hui une position progressiste dérangent les Etats-Unis, qui peu à peu vont abattre leurs cartes. Le Brésil, si sa position demeure inchangée, peut être un frein. Mais n’oublions pas que le Brésil fut et reste un empire avec ses intérêts propres. Je ne pense pas au peuple brésilien, aux paysans, aux sans-terre, mais à la politique extérieure de ce pays qui fonctionne à merveille et qui a des aspirations à l’expansion…
 
Q : Quelle est la perte la plus importante pour le Paraguay avec la destitution de Lugo ?
 
FO : C’est un coup très fort porté au processus qui était en train de naître au sein du peuple pour améliorer ses conditions de vie quotidiennes. Sans oublier qu’une proportion importante de ces couches populaires vit aujourd’hui dans une extrême pauvreté.
 
Q: Pour conclure, quelle est votre appréciation du mandat présidentiel de Fernando Lugo, durant les quatre années écoulées ?
 
FO : Il avait de très bonnes intentions, mais s’est montré peu efficace et très ingénu.
 
- Sergio Ferrari
Traduction H.P.Renk
Collaboration E-CHANGER, ONG suisse de coopération solidaire
https://www.alainet.org/fr/active/56032
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