Argentine, procès en cours contre les ex-directeurs de la prison de Coronda

« Ce qui s’est passé il y a 40 ans à la prison de Coronda est totalement inadmissible »

23/02/2018
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Le procès qui a débuté, fin 2017, contre les anciens commandants de gendar-merie Adolfo Kushidonschi et Juan Angel Domínguez, ex-directeurs de la prison de haute sécurité de Coronda, dans la province de Santa Fe, pourrait devenir emblématique au plan international pour son caractère exceptionnel. Il n’est pas habituel, dans la réalité latino-américaine – et mondiale – de voir se déployer une action en justice ciblant les conditions de détention terribles qu’ont endurées plus de 1’100 prisonniers politiques dans ce centre d’internement durant la dernière dictature militaire argentine.

 

Personnalité du monde des Droits Humains, largement reconnue au niveau international, Jean-Pierre Restellini rappelle et analyse certaines des normes juridiques de la détention ratifiées au plan mondial. Le médecin et juriste suisse est expert/consultant dans le domaine de l’inspection des prisons. Tant pour le Conseil de l’Europe que pour le Centre pour le Contrôle Démocratique des Forces Armées, basé à Genève. M. Restellini est aussi l’ancien président entre 2009 et 2015 de la Commission Nationale Suisse de Prévention de la Torture (CNPT). Entretien.

 

Q : Le 14 décembre 2017, a débuté le procès contre les ex-directeurs (commandants de la gendarmerie nationale) de la prison de Coronda, à Santa Fé (Argentine), pour crimes contre l’humanité perpétrés envers des prisonniers politiques de la dernière dictature militaire. Connaît-on des antécédents à ce type d’actions juridiques rétrospectives, intentées 40 ans après les faits, contre des autorités carcérales ?

 

Jean-Pierre Restellini (JPR) : Non, pas à ma connaissance, sous la forme d’un procès visant directement des autorités carcérales. Plusieurs institutions ont été créées, aussi bien en Amérique du Sud qu’en Afrique, mais elles visaient plutôt à tenter d’établir des faits puis, une fois cette première étape franchie, d’envisager éventuellement des dédommagements financiers. Le but final étant plutôt de tenter une réconciliation au niveau national (les commissions « Vérité et réconciliation »).

 

Q : Le régime quotidien à Coronda consistait à maintenir les prisonniers politiques enfermés 23h sur 24, dans une cellule de 2,80m sur 3,40m. Durant certaines périodes, il y avait deux prisonniers par cellule, à d’autres moments, un seul. Sans lecture, sans travail, sans autorisation d’activités physiques dans la cellule. Quelles sont les normes internationales de base relatives aux conditions d’incarcération ?

 

JPR : Concernant tout d’abord la taille des cellules, les normes du Conseil de l’Europe (qui aujourd’hui font référence même si elles sont loin d’être partout respectées) sont les suivantes :

  • Une cellule occupée par une seule personne ne doit pas avoir une taille inférieure à 7m2 (installations sanitaires non comprise)

  • Les cellules accueillant plusieurs détenus doivent avoir au minimum 4 m2 par personne (installations sanitaires non comprise).

 

Tous les détenus, quel que soit leur régime de détention (y compris ceux qui sont au cachot) doivent bénéficier d’une heure de promenade/ activité physique par jour au minimum.

 

Les établissements pénitentiaires devraient, dans le cadre des projets d’exécution des peines, être en mesure de proposer des programmes d’activités satisfaisants aux détenus condamnés. Compte tenu des durées de détention provisoire souvent longues, un programme d’activités est tout aussi important pour le bien-être des prévenus.

 

L’objectif devrait être d’assurer que tous les détenus (y compris les prévenus) soient en mesure de passer une partie raisonnable de la journée (c’est-à-dire 8 heures ou plus) hors de leur cellule, occupés à des activités motivantes de nature variée : travail, formateur de préférence ; études ; sport ; activités de loisir/collectives, adaptées aux besoins de chaque catégorie de détenus (détenus adultes en détention provisoire ou condamnés, détenus purgeant une peine de réclusion à perpétuité, détenus condamnés soumis à des conditions particulières de haute sécurité ou de surveillance renforcée, femmes détenues, mineurs, etc.).

 

Q : Il faut y ajouter la circonstance aggravante que l’heure de promenade dans la cour pouvait être annulée. Une sanction banale pour avoir sifflé ou chanté dans la cellule, pour se coucher dans le lit en dehors de l’horaire nocturne ; pour une toile d’araignée au plafond de la cellule (sans avoir de moyens de nettoyage à disposition) … De plus, en raison de ces sanctions, on perdait le droit à la visite (15 minutes tous les 45 jours ou tous les 15 jours, selon l’époque).

 

JPR : Il est néanmoins clair qu’une commission nationale ou internationale d’inspection des prisons aurait dénoncé de telles sanctions…

 

Q : A de nombreuses reprises après le coup d’Etat militaire, en 1976, les coups infligés aux prisonniers furent leur sort quotidien et une formule quasi généralisée. Beaucoup d’entre eux furent sortis de la prison et connurent la torture dans les villes de Rosario et Santa Fé, puis furent réincarcérés. Votre opinion ?

 

JPR : A ce propos ma réponse est claire ! Toute sanction physique est totalement inacceptable, a fortiori si elle répond aux critères de la torture, ce qui en l’espèce semble manifestement le cas. Le personnel policier ou pénitentiaire qui se livre à de tels actes doit être sévèrement sanctionné aux plans administratif et pénal.

 

Q : Les soins médicaux, tout comme les soins dentaires, furent toujours très déficitaires. Trois détenus (Juan Carlos Voisard, Luis Hormaeche et Raúl San Martín) moururent durant la période 1976-1979, en raison d’un manque de soins médicaux ou de soins déficitaires et tardifs. Plusieurs prisonniers sortirent de leur détention détruite psychologiquement. Ce cadre s’inscrit-il dans le concept universel de très grave violation des droits humains ?

 

JPR : La Cour Européenne des Droits de l’Homme a estimé qu’un niveau de soins médicaux insuffisant peut conduire rapidement à des « traitements inhumains ou dégradants ».

Pratiquement, les autorités pénitentiaires sont responsables des soins de santé de tous les détenus ; tous les efforts possibles doivent impérativement être faits pour garantir qu'un diagnostic précis soit établi rapidement et que le traitement adéquat requis par l'état de santé de l'intéressé soit assuré à tous les détenus.

De plus, une maladie mentale non soignée dans un environnement pénitentiaire conduit à des mesures ad hoc qui peuvent aisément constituer également un traitement inhumain ou dégradant.

 

Quant aux conséquences psychologiques de la torture, elles sont dévastatrices et hélas bien connues. Leur prise en charge thérapeutique reste longue et très difficile.

Il va sans dire qu’en l’espèce il s’agit bien d’une « très grave violation des droits humains ».

 

Q : Les membres des familles qui venaient visiter les prisonniers furent systématiquement maltraités. Ils subissaient des fouilles corporelles (vaginales, dans le cas des mères et des épouses), bien que, lors de ces visites, il n’y eût aucun type de contact physique avec les détenus…

 

JPR : La question des fouilles reste encore aujourd’hui très sensible et délicate.

Il n’est tout d’abord malheureusement pas possible de prohiber catégoriquement et dans tous les cas les fouilles intimes (rectales et vaginales) pour les détenus qui sont suspectés d’introduire différents matériels prohibés (drogue, armes, etc.).

En revanche, concernant les visites, il est clair qu’une fouille vaginale systématique est totalement inadmissible, a fortiori si tout contact physique avec les détenus est impossible.

 

Q : Une réflexion finale ?

 

Ce qui s’est passé il y a quarante ans à la prison de Coronda est bien entendu totalement inadmissible. Et c’est en partie à cause de ces exactions que se sont progressivement développés des systèmes nationaux et internationaux de prévention contre la torture qui, au moyen d’inspections, peuvent limiter ces mauvais traitements.

 

Il faut malheureusement constater qu’aujourd’hui, en 2018, beaucoup de travail reste encore à faire…

 

 

Droit européen comme référence

 

Pour quoi prendre comme références les recommandations européennes, si l’Argentine en est éloignée … ?

 

« Tout d’abord, parce même si ces exigences européennes apparaissent comme élevées et par exemple complétement illusoires notamment pour l’Afrique centrale, l’Argentine a une culture, une histoire et un niveau de développement qui permettent de « mettre la barrière » assez haut dans le domaine des droits de l’homme.

 

De plus, je me souviens d’une conférence sur les prisons à laquelle j’avais largement participé et qui s’était tenu à Lima au Pérou il y a une dizaine d’année. A mon grand étonnement les participants avaient nettement opté pour les recommandations européennes et non pas pour celles des N.U, qui étaient perçues comme le diktat des « gringos » !

 

Depuis, les Règles de Mandela qui datent de 2015, sont venues un peu rafraichir la doctrine et la jurisprudence onusienne, mais elles restent très générales, avec des exigences relativement modestes » (SFi)

 

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- Sergio Ferrari, de la ONU, Genève, Suisse

 

https://www.alainet.org/es/node/191241
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