Lettre du P. Jon Sobrino au Père général des jésuites

19/03/2007
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Cher P. Kolvenbach,

Avant tout je vous remercie pour la lettre que vous m’avez écrite le 20 novembre et toutes les démarches que vous avez faites pour défendre mes écrits et ma personne.

A présent, le P. Idiáquez me dit de vous écrire pour vous faire connaître ma position devant la notification et les raisons pour lesquelles je n’adhère pas - “ sans réserve ”, dites-vous dans votre lettre. Dans un bref texte postérieur j’exposerai ma réaction devant la notification, mais, comme vous le dites, ce qui est normal est que les nouvelles apparaissent dans les médias et que les collègues en théologie attendent un mot de moi.

1. La raison fondamentale

La raison fondamentale est la suivante.
Un bon nombre de théologiens ont lu mes deux livres avant que soit publié le texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 2004. Plusieurs d’entre eux ont aussi lu le texte de la Congrégation. Leur jugement unanime est que dans mes deux livres il n’y a rien qui ne soit pas compatible avec la foi de l’Église.

Le premier livre, Jesucristo liberador. Lectura histórico-teológica de Jesús de Nazaret (Jésus-Christ libérateur. Lecture historico-théologique de Jésus de Nazareth), a été publié en espagnol en 1991, il y a 15 ans, et a été traduit en portugais, anglais, allemand et italien. La traduction portugaise a l’imprimatur du cardinal Arns, du 4 décembre 1992. A ce que je sache, aucune recension ni aucun commentaire théologique oral n’a mis en question ma doctrine.

Le texte du second livre, La fe en Jesucristo. Ensayo desde las víctimas (La foi en Jésus-Christ. Essai à partir des victimes), a été publié en 1999, il y a sept ans, et il a été traduit en portugais, anglais et italien. Il a été examiné très soigneusement, avant sa publication, par plusieurs théologiens, dans quelques cas par ordre du P. Provincial, Adán Cuadra, et en d’autres cas à ma demande. Ce sont les PP. J. I. González Faus, J. Vives et X. Alegre, de San Cugat ; le P. Carlo Palacio, de Bello Horizonte ; le prêtre Gesteira, de Comillas, le prêtre Javier Vitoria, de Deusto, le P. Martin Maier, de Stimmen der Zeit. Plusieurs d’entre eux sont experts en théologie dogmatique. Un, en exégèse. Et un autre, en patristique.

Récemment, le P. Sesboüé, à la demande de Martin Maier, en 2005, a eu la gentillesse de lire le second livre, La fe en Jesucristo, en connaissant aussi, selon ce que j’ai compris, le texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 2004. Le P. Maier lui demanda, afin d’être fixé, s’il y avait quelque chose dans mon livre contre la foi de l’Église. Sa réponse de 15 pages est dans l’ensemble louangeuse pour le livre. Et il n’a trouvé rien trouvé de critiquable du point de vue de la foi. Il a seulement trouvé une erreur, qu’il appelle technique, non doctrinale. « Mon intention est de montrer le centre de gravité de l’ouvrage et combien il prend au sérieux les affirmations conciliaires, comme les titres du Christ dans le N.T. Je n’ai trouvé qu’une erreur réelle, c’est son interprétation de la communication des idiomes, mais c’est une erreur technique et non doctrinale ». (J’affirme maintenant que je ne vois aucun inconvénient à clarifier, dans la mesure de mes possibilités, cette erreur technique).

Sur la manière dont la Congrégation analyse mon texte, il dit ce qui suit :

« Je n’ai pas voulu répondre avec trop de précision au document de la CDF qui vise aussi le premier livre de Sobrino et me paraît tellement exagéré qu’il est sans valeur.
Talleyrand avait ce mot : “Ce qui est exagéré est insignifiant !”. Avec cette méthode délibérément soupçonneuse je peux lire bien des hérésies dans les encycliques de J.P. II ! J’en ai tout de même tenu compte dans mon évaluation. J’ai voulu dire que ce livre me paraît plus rigoureux dans ses formulations que le précédent. J’ai aussi cité des textes de la tradition, ou contemporains, ou même des papes qui vont dans le sens de Sobrino (en cela je suis la méthode de la CDF !). J’ai remis une copie du texte du P. Sesboüé au P. Idiáquez et au P. Valentìn Menéndez.

Tous ces théologiens sont de bons connaisseurs de la christologie, au niveau théologique et doctrinal. Ce sont des personnes responsables. Ils ont explicitement fixé leur attention sur mes possibles erreurs doctrinales. Ils sont respectueux de l’Église. Et ils n’ont pas trouvé d’erreurs doctrinales ni d’affirmations dangereuses. En conséquence, je ne peux pas comprendre comment la notification lit mes textes d’une manière tellement différente et même opposée.

Ceci est la raison première et fondamentale pour ne pas souscrire à la notification : « Je ne me sens absolument pas représenté dans le jugement global de la notification ».
Pour cela il ne me paraît pas honnête d’y souscrire. Et en outre, ce serait un manque de respect à l’égard des théologiens mentionnés.

2. 30 années de relations avec la hiérarchie

Le document de 2004 et la notification ne sont pas une surprise totale. Depuis 1975 j’ai dû répondre à la Congrégation pour l’éducation catholique, sous le cardinal Garrone, en 1976, et à la Congrégation pour la doctrine de la foi, d’abord sous le cardinal Seper et ensuite, plusieurs fois, sous le cardinal Ratzinger. Le P. Arrupe, surtout, mais aussi la P. Vincent O’keefe, comme vicaire général, et le P. Paolo Dezza, comme délégué papal, m’ont toujours encouragé à répondre avec honnêteté, fidélité et humilité. Ils m’ont remercié pour ma bonne disposition à répondre et ils me donnaient à comprendre que la manière de procéder des curies vaticanes ne se distinguaient pas toujours par leur honnêteté et leur caractère très évangélique. Mon expérience, donc, vient de loin. Et vous connaissez ce qui est arrivé durant les années du généralat (du P. Arrupe).

Ce que je veux ajouter maintenant est que non seulement j’ai eu des avertissements sérieux et des accusations de ces congrégations, surtout celle de la foi, mais très tôt, on a créé au Vatican, dans plusieurs curies diocésaines et chez plusieurs évêques, un climat d’opposition à ma théologie - et en général, contre la théologie de la libération. On a créé un climat d’opposition à ma théologie, a priori, sans qu’il y ait souvent besoin de lire mes écrits. C’est une histoire de 30 longues années. Je vais seulement mentionner quelques faits significatifs. Je le fais non parce que ce serait une raison fondamentale de ne pas souscrire à la notification, mais pour comprendre le situation où nous sommes et qui est difficile, au moins pour moi, même en mettant le meilleur de mon côté, de traiter le problème de façon honnête, humaine et évangélique. Et pour être sincère, bien que j’aie déjà dit que ce n’est pas une raison pour que je n’adhère pas à la notification, je sens que ce n’est pas moral pour moi d’ « approuver ou soutenir » avec ma signature une manière de procéder peu évangélique, qui a des dimensions structurelles, dans une certaine mesure, et qui est assez étendue. Je pense qu’avaliser ces procédures n’aide en rien l’Église de Jésus, ni à présenter le visage de Dieu dans notre monde, ni à encourager à suivre Jésus, ni à la “ lutte cruciale de notre temps ”, la foi et la justice. Je le dis avec une grande modestie.

Quelques faits relevant du climat généralisé créé contre ma théologie, au-delà des accusations des congrégations, sont les suivants.

Monseigneur Romero écrit dans son Journal le 3 mai 1979 : « J’ai visité le P. López Gall … Il m’a dit avec la simplicité d’un ami le jugement négatif qu’on a dans quelques secteurs sur les écrits théologiques de Jon Sobrino ». En ce qui concerne Monseigneur Romero, il m’a demandé quelques mois après, que je lui écrive le discours qu’il a prononcé à l’Université de Louvain le 2 février 1980 - en 1977 j’avais déjà rédigé pour lui la seconde lettre pastorale L’Église, corps du Christ dans l’histoire. J’ai écrit le discours de Louvain. Il lui a paru très bien, il l’a lu entièrement et m’en a remercié.

Avant son changement comme évêque, Monseigneur m’avait accusé de dangers doctrinaux, ce qui montre qu’il connaissait cette problématique (il a aussi écrit un jugement critique contre la « théologie politique » d’Ellacuría en 1974). Mais ensuite, il ne m’a jamais fait part de tels dangers. Je crois que ma théologie lui paraissait correcte doctrinalement - au moins pour l’essentiel.
(Je sais très bien qu’au Vatican ma possible influence sur ses écrits et homélies a fait problème pour sa canonisation. J’ai écrit un texte de quelque 20 pages sur ceux-ci. Et je l’ai signé).

Quand Alfonso López Trujillo a été nommé cardinal, il a dit peu après dans un groupe, plus ou moins publiquement, qu’il allait en finir avec Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff, Ronaldo Muñoz et Jon Sobrino. C’est ce qu’on m’a raconté, et cela me paraît très probable. Les histoires de López Trujillo avec le P. Ellacuría - avec Monseigneur Romero surtout- et avec moi sont interminables. Elles continuent jusqu’à aujourd’hui. Et elles ont commencé tôt. Je crois qu’en 1976 ou 1977 il a parlé contre la théologie d’Ellacuría et la mienne dans une réunion de la Conférence épiscopale d’El Salvador, dans une réunion où il s’était lui-même invité. Ensuite, dans une lettre à Ellacuría, il a carrément nié qu’il ait parlé de lui et de moi dans cette conférence. Mais nous avions le témoignage, de première main, de Mgr Rivera, qui était présent à la réunion de la conférence épiscopale.

En 1983 le cardinal Corripio, archevêque de Mexico, interdit la tenue d’un congrès de théologie. Il était organisé par les passionistes pour célébrer, selon leur charisme, l’année de la rédemption, qui était voulue par Jean Paul II. Ils voulaient traiter théologiquement le sujet de la croix du Christ et celle de nos peuples. Ils m’ont invité et j’ai accepté. Ils m’ont ensuite communiqué l’interdiction du cardinal. La raison, ou une importante raison, en était que j’allais donner deux conférences au cours du congrès.

Au Honduras, l’archevêque réprimanda un groupe de religieuses parce qu’elles étaient allées dans un diocèse proche écouter une conférence de moi. C’est l’évêque qui m’avait invité. Je crois que son nom était Mgr Corrivau, canadien.

Seulement un exemple de plus pour ne pas vous fatiguer. En 1987 ou 1988, plus ou moins, j’ai reçu une invitation à parler à un groupe nombreux de laïques en Argentine, dans le diocèse de Mgr Hesayne. Il s’agissait de revitaliser les chrétiens qui avaient souffert pendant la dictature. Et j’ai accepté. J’ai reçu peu après une lettre de Mgr Hesayne me disant que ma visite dans son diocèse avait fait l’objet d’un débat dans une réunion de la Conférence épiscopale. Le cardinal Primatesta a dit qu’il trouvait très mal que j’aille parler en l’Argentine. Mgr Hesayne m’a défendu comme personne et a défendu mon orthodoxie. Il a demandé au cardinal s’il avait lu quelque livre de moi, et il a reconnu que non. Toutefois, l’évêque a été obligé d’annuler l’invitation. Il m’a écrit et il s’est excusé avec beaucoup d’affection et humilité, et il a demandé de comprendre la situation. Je lui ai répondu que je la comprenais et que je le remerciais.

Je suis sûr de ce que j’ai dit jusqu’à présent sur l’Argentine. Ce qui suit, je l’ai entendu de deux prêtres, je ne sais pas s’ils étaient d’Argentine ou de Bolivie, qui sont passés par l’UCA[1].En me voyant, ils m’ont dit qu’ils connaissaient ce qui s’était passé en Argentine. En résumé, dans la réunion de la Conférence épiscopale, on avait dit à Mgr Hesayne qu’il devait choisir : ou il invitait Jon Sobrino dans son diocèse, et le Pape n’y passerait pas au cours de sa prochaine visite en Argentine, ou il acceptait la visite du Pape dans son diocèse et Jon Sobrino ne pouvait pas s’y rendre.

Je ne veux pas vous fatiguer davantage, bien que, croyez-moi, je pourrais raconter bien d’autres histoires. Ainsi, des évêques qui se sont opposés à ce que je donne des conférences en Espagne … Cette « mauvaise renommée » je ne crois pas qu’elle était quelque chose de spécifiquement personnel, mais elle faisait partie de la campagne contre la théologie de la libération.

Et je formule maintenant ma seconde raison pour ne pas donner mon adhésion. Cela a moins à voir avec les documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qu’avec la manière de procéder au Vatican au cours des 20 ou 30 dernières années. Durant ces années, beaucoup de théologiens et théologiennes, des gens braves, avec leurs limites évidemment, avec amour pour Jésus-Christ et l’Église, avec un grand amour pour les pauvres, ont été poursuivis sans miséricorde. Et pas seulement eux. Aussi des évêques, comme vous le savez, Monseigneur Romero pendant sa vie (il y en a encore au Vatican qui ne l’aiment pas, du moins ils n’aiment pas le Monseigneur Romero réel, mais un Monseigneur Romero affadi), Don Helder Camara après son décès, et Proaño[2], Don Samuel Ruiz [3] et encore bien d’autres … Ils ont essayé de décapiter, parfois avec de mauvais moyens, la CLAR [4], et des milliers de religieuses et de religieux d’une immense générosité, ce qui est très douloureux en raison de l’humilité de beaucoup d’entre eux. Et surtout, ils ont fait le possible pour que disparaissent les communautés de base, les petits, les privilégiés de Dieu …

Adhérer à la notification, qui exprime en grande partie cette campagne et cette manière de faire, souvent clairement injuste, contre tant de braves gens, je sens que ce serait l’avaliser. Je ne veux pas pécher par arrogance, mais je ne crois pas que cela aiderait la cause des pauvres de Jésus et de l’église des pauvres.

3. Les critiques de ma théologie par le théologien Joseph Ratzinger

Ce sujet me paraît important pour comprendre où nous en sommes, bien que ce ne soit pas une raison pour ne pas souscrire la notification. Peu avant de publier la première « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération », il a circulé, sous forme de manuscrit, un texte du cardinal Joseph Ratzinger sur cette théologie. Le Père César Xérès, alors provincial, a reçu ce texte d’un jésuite ami, des Etats-Unis. Le texte a été ensuite publié dans 30 giorni, III/3 (1984) pp. 48-55. J’ai pu le lire, déjà publié, dans Il Regno. Documenti 21 (1984) pp. 220-223. Dans cet article on mentionne les noms de quatre théologiens de la libération : Gustavo Gutiérrez, Hugo Assmann, Ignacio Ellacuría et le mien, qui est le plus fréquemment cité. Je cite textuellement ce qu’il dit sur moi. Les références concernent mon livre Jesús en América Latina. Su significado para la fe y la cristología, San Salvador, 1982.

a) Ratzinger : « En ce qui concerne la foi, J. Sobrino dit par exemple : L’expérience que Jésus a de Dieu est radicalement historique. « Sa foi se transforme en fidélité ». Par conséquent, Sobrino remplace fondamentalement la foi par la « fidélité à l’histoire » (fidélité à l’histoire, pp.143-144).

Commentaire. Ce que je dis textuellement est : « sa foi dans le mystère de Dieu se transforme en fidélité à ce mystère »… par là je veux souligner le mouvement (procesualidad) de l’acte de foi. Je dis aussi que « la lettre (des Hébreux) résume admirablement comment en Jésus la fidélité historique et dans l’histoire se manifeste dans la pratique de l’amour des hommes et la fidélité au mystère de Dieu » (p. 144). L’interprétation de Ratzinger de remplacer la foi par la fidélité à l’histoire est injustifiée. Je répète plusieurs fois : « fidélité au mystère de Dieu ».

b) Ratzinger : « ‘Jésus est fidèle à la conviction profonde que le mystère de la vie des hommes … est véritablement ce qui est ultime… ’ (p 144). Ici se produit cette fusion entre Dieu et l’histoire qui permet à Sobrino de conserver au sujet de Jésus la formule de Chalcédoine mais avec un sens totalement altéré : on voit comment les critères classiques de l’orthodoxie ne sont pas applicables à l’analyse de cette théologie.

Commentaire. Le contexte de mon texte est que « l’histoire rend croyable sa fidélité à Dieu, et la fidélité à Dieu, qui est celui qui l’institue, entraîne la fidélité à l’histoire, à l’‘être pour les autres’ ” (p 144). Je ne confonds en rien Dieu et l’histoire. En outre, la fidélité n’est pas une histoire abstraite, ou éloignée de Dieu et absolutisée, mais c’est la fidélité à l’amour des frères, lequel a un caractère de réalité ultime spécifique dans le Nouveau Testament et est médiation de la réalité de Dieu.

c) Ratzinger : « Ignacio Ellacuría insinue cette donnée dans la couverture du livre sur ce sujet : Sobrino ‘dit de nouveau… que Jésus est Dieu, mais en ajoutant immédiatement que le Dieu véritable est seulement celui qui se révèle historiquement et scandaleusement en Jésus et dans les pauvres, qui continuent sa présence.
Seul celui qui maintient ces deux affirmations, en tension et unies, est orthodoxe … ” Commentaire. Je ne vois pas qu’il y a de mal dans ces mots d’Ellacuría.

d) Ratzinger : « le concept fondamental de la prédication de Jésus est le ‘Royaume de Dieu’. Ce concept se trouve aussi dans le noyau des théologies de la libération, mais sur fond d’herméneutique marxiste. Selon J. Sobrino le royaume ne doit pas être compris de manière spiritualiste, ni universaliste, ni au sens d’une réserve eschatologique abstraite. Il doit être compris de manière partisane et être orienté vers la praxis. C’est seulement à partir de la praxis de Jésus, et non théoriquement, que l’on peut définir ce que signifie le royaume ; travailler avec la réalité historique qui nous entoure pour la transformer en Royaume ” (166).

Commentaire. Il est faux que je parle du royaume de Dieu sur fond d’herméneutique marxiste. Il est vrai que je donne une importance décisive à la reproduction de la praxis de Jésus pour obtenir un concept qui peut nous rapprocher de celui qu’eut Jésus. Mais c’est un problème d’épistémologie philosophique, qui a aussi des racines dans la compréhension biblique de ce qu’est connaître.
Comme le disent Jérémie et Osée : “ faire la justice, n’est pas cela me connaître ?” ».

e) Ratzinger : « Dans ce contexte, je voudrais aussi mentionner l’interprétation impressionnante, mais finalement épouvantable, que fait J. Sobrino de la mort et de la résurrection. Il établit avant tout, contre les conceptions universalistes, que la résurrection est, d’abord, un espoir pour les crucifiés, lesquels constituent la majorité de l’humanité : tous ces millions d’hommes auxquels on impose l’injustice structurelle comme une lente crucifixion (176). Le croyant prend part aussi au règne de Jésus sur l’histoire à travers l’implantation du Royaume, c’est-à-dire, dans la lutte pour la justice et la libération intégrale, dans la transformation des structures injustes en structures plus humaines. Cette seigneurie sur l’histoire est exercée dans la mesure où se répète dans l’histoire la geste de Dieu qui ressuscite Jésus, c’est-à-dire, en donnant sa vie pour les crucifiés de l’histoire (181). L’homme a assumé l’action de Dieu, et en cela toute la transformation du message biblique se manifeste de manière presque tragique, si on pense comment cette tentative d’imitation de Dieu a été effectuée et s’effectue ». Commentaire. Si la résurrection Jésus est celle d’un crucifié, il me paraît au moins plausible de comprendre théologiquement l’espérance comme étant d’abord pour les crucifiés. Nous pouvons « tous » prendre part à cette espérance dans la mesure où nous prenons part à la croix. Et « répéter dans l’histoire la geste de Dieu » est évidemment un langage métaphorique. Cela n’a rien à voir avec la démesure et l’arrogance, c’est faire retentir l’idéal de Jésus : « qu’ils soient bons comme le Père céleste est bon ».

J’arrête ici le commentaire des accusations de Ratzinger.
Je ne reconnais pas ma théologie dans cette lecture des textes. En outre, comme vous vous en souvenez, le P. Alfaro a écrit un jugement sur le livre dont Ratzinger tire les citations, sans trouver aucune erreur, dans son article « Análisis del libro Jesús en América Latina de Jon Sobrino », Revista Latinoamericana de Teología, 1, 1984, pp. 103-120 (Analyse du livre : Jésus en Amérique latine de Jon Sobrino, Revue latino-américaine de Théologie). En ce qui concerne l’orthodoxie, il conclut textuellement :

« a) acte de foi dans la divinité (filiation divine) du Christ tout au long du livre ;

b) reconnaissance croyante du caractère normatif et astreignant des dogmes christologiques, définis par le magistère ecclésial dans les conciles œcuméniques ;

c) foi dans l’eschatologie chrétienne, inaugurée déjà maintenant dans le présent historique comme anticipation de sa plénitude méta-historique à venir (au-delà de la mort) ;

d) foi dans la libération chrétienne comme « libération intégrale », c’est-à-dire, comme salut total de l’homme dans son intériorité et dans sa corporéité, dans sa relation à Dieu, aux autres, à la mort et au monde. Ces quatre vérités de la foi chrétienne sont fondamentales pour toute christologie. Sobrino les affirme sans aucune ambiguïté » (p 117-118).

Et il est grave que, sans citer mon nom, l’Instruction de 1984, IX, traduction “théologique de ce noyau”, répète quelques idées que Ratzinger pense avoir trouvées dans mon livre. « Certains vont jusqu’à cette limite d’identifier Dieu et l’histoire, et définir la foi comme ‘ fidélité à l’histoire ’ … » (n. 4).

Je crois que le cardinal Ratzinger, en 1984, n’a pas compris exactement la théologie de la libération, et il ne paraît pas avoir accepté les réflexions critiques de Juan Luis Segundo, Teología de la liberación. Respuesta al cardenal Ratzinger, (Théologie de la libération. Réponse au cardinal Ratzinger), Madrid, 1985, et de I.Ellacuría, « Estudio teológico-pastoral de la Instrucción sobre algunos aspectos de la teología de la liberación », (Étude théologico-pastorale de l’Instruction sur certains aspects de la théologie de la libération) Revista Latinoamericana de Teología 2 (1984) 145-, -178. Je crois personnellement que, jusqu’à aujourd’hui, il lui est difficile de la comprendre. Et j’ai lu au moins à deux occasions un commentaire qui m’a déplu. C’est peu objectif et peut en venir à être injuste. L’idée avancée est que « ce que cherchent les théologiens de la libération (certains), c’est acquérir de la renommée, attirer l’attention ».

Je termine. Il n’est pas facile de dialoguer avec la Congrégation pour la doctrine de la foi. Parfois, cela paraît impossible. Elle semble obsédée par la recherche de quelque limite ou erreur que ce soit, et par le fait de les trouver dans ce qui peut être une conceptualisation différente d’une vérité de la foi. À mon avis, il y a là, dans bonne mesure, ignorance, préjugé et obsession pour en finir avec la théologie de la libération. Sincèrement, il n’est pas facile de dialoguer avec ce type de mentalité.

Combien de fois ai-je rappelé le présupposé des Exercices : « tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ». Et ces jours j’ai lu dans la presse un paragraphe du livre de Benoît XVI, à paraître prochainement, sur Jésus de Nazareth. « Je crois qu’il n’est pas nécessaire de dire expressément que ce livre n’est absolument pas un acte du Magistère, mais l’expression de ma recherche personnelle du « visage du Seigneur » (psaume 27).
Par conséquent, chacun est libre de me contredire. Je demande seulement aux lecteurs et lectrices une sympathie préalable sans laquelle il n’existe pas de compréhension possible ». Personnellement j’accorde au pape sympathie et compréhension. Et je souhaite vigoureusement que la Congrégation pour la doctrine de la foi traite les théologiens et théologiennes la même manière.

4. Importants problèmes de fond

Dans ma réponse de mars 2005 j’ai essayé d’expliquer ma pensée. Ce fut en vain. C’est pourquoi je ne vais pas maintenant commenter, une fois de plus, les accusations que la notification fait à mon sujet , car elles sont fondamentalement les mêmes. Je veux seulement mentionner quelques questions importantes, sur lesquelles nous pourrons présenter à l’avenir quelques réflexions.

1. Les pauvres comme lieu pour faire de la théologie. C’est un problème d’épistémologie théologique, exigé ou au moins suggéré par l’Écriture. Personnellement, je ne doute pas que l’on voit mieux la réalité du point de vue des pauvres et que l’on comprend mieux la révélation de Dieu.

2. Le mystère du Christ nous dépasse toujours. Je maintiens comme fondamental qu’il soit sacrement de Dieu, présence de Dieu dans notre monde. Et je maintiens comme également fondamental qu’il soit un être humain historique et concret. Le docétisme continue d’être à mon avis le plus grand danger de notre foi.

3. La relation constitutive de Jésus au royaume de Dieu.Pour le dire le plus simplement possible, celui-ci est un monde comme Dieu le veut, dans lequel il y a justice et paix, respect et dignité, et dans lequel les pauvres sont au centre de l’intérêt des croyants et des églises.
Également, la relation constitutive de Jésus avec un Dieu qui est Père, en lequel il se confie totalement, et dans un Père qui est Dieu devant lequel il est totalement disponible.

4. Jésus est fils de Dieu, la parole faite sarx (chair). Et je vois là le mystère central de la foi : la transcendance s’est faite transdescendance pour parvenir à être condescendance.

5. Jésus apporte le salut définitif, la vérité et l’amour de Dieu. Il le rend présent à travers sa vie, praxis, dénonciation prophétique et annonce utopique, croix et résurrection. Et Puebla, en s’en remettant à Mt 25, affirme que le Christ “ a voulu être identifié avec une tendresse spéciale avec les ‘plus faibles et les pauvres’ (n. 196). Ubi pauperes ibi Christus.

6. Beaucoup d’autres choses sont importantes dans la foi. Je veux seulement en mentionner une plus, que Jean XXIII et le cardinal Lercaro ont proclamé au concile Vatican II : L’Eglise comme “ Église des pauvres”.
Église de la compassion véritable, de la prophétie pour défendre les opprimés et de l’utopie pour leur donner l’espérance.

7. Et dans un monde gravement malade comme le monde actuel nous proposons comme utopie que extra pauperes nulla salus.

De ces sujets et de beaucoup d’autres il faut parler plus longuement. Je crois qu’il est bon que tous nous dialoguions. J’y suis personnellement disposé.

Cher Père Kolvenbach, voilà ce que je voulais vous communiquer. Vous savez bien que, quoique ces choses soient désagréables, je peux dire que je suis dans la paix. Celle-ci vient du souvenir d’ami(e)s innombrables, dont beaucoup sont des martyrs. Ces jours-ci, la mémoire du P. Jon Cortina nous apporte de nouveau la joie. Si vous me permettez de vous parler avec une franchise totale, je ne me sens pas « chez moi » dans ce monde de curies, diplomaties, calculs, pouvoir, etc. Être éloigné de « ce monde », même si je ne l’ai pas cherché, ne me donne pas d’angoisse. Si vous me comprenez bien, cela me soulage même.

Je sens que la notification produira une certaine souffrance. Pour le dire avec simplicité, mes amis et membres de ma famille souffriront, une soeur que j’ai, très proche de Monseigneur Romero et des martyrs. Je pense aussi que cela rendra la vie plus difficile, par exemple à mon grand ami le P. Rafael de Sivatte. Les problèmes qu’il a déjà pour maintenir avec sérieux le Département de Théologie ne sont pas minces – il le maintient très bien grâce à sa grande capacité, son dévouement et sa science - et il devra maintenant chercher un autre professeur de christologie, et, comme vous l’apprendrez, il devra aussi chercher un autre professeur d’histoire de l’Église, puisque, injustement, le P. Rodolfo Cardenal ne va pas donner de cours, n’étant pas bien vu par la hiérarchie du pays.

Je ne sais pas si cette longue lettre vous aidera dans vos conversations avec le Vatican. Puisse-t-il en être ainsi ! J’ai essayé d’être le plus sincère possible. Et je vous remercie pour tous les efforts faits pour nous défendre.

Avec mon affectueux souvenir devant le Seigneur.

Jon Sobrino.



(Traduction d’Alain Durand pour Dial, . Diffusion d’information sur l’Amérique latine.
Source: http://www.alterinfos.org/spip.php?article1050



[1] Université centre-américaine, tenue par les jésuites à San Salvador.

[2] Aujourd’hui décédé, il fut évêque de Riobamba en Equateur de 1954 à 1988.

[3] Evêque émérite de San Cristobal de Las Casas au Mexique pendant 40 ans.

[4] Conférence latino-américaine des religieux et religieuses.

https://www.alainet.org/es/node/120074
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