Le Mouvement des femmes paysannes brésiliennes prend la parole

Paysannes et feministes contre une double oppression

11/01/2005
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Avec un parler simple et direct, mais profond, Luciana Passinato Piovesan représente un nouveau type de dirigeante dans le mouvement social brésilien (et latino-américain). Jeune paysanne, mère de deux enfants, et avec une formation de deux degrés scolaires, elle est aujourd'hui membre de la direction nationale du "Mouvement des femmes paysannes" (MMC), fondé récemment. Le premier congrès de cette organisation, tenu en mars 2004, a réuni 1400 déléguées venues des différentes régions du pays, rassemblant les groupes locaux les plus divers, dont beaucoup ont plus de 20 ans d'expériences militantes. "Nous sommes féministes et travailleuses", souligne Luciana Passinato, donnant ainsi le ton d'une réflexion mûre et sans concessions. Q: Les paysans brésiliens sont connus, spécialement à l'extérieur, par l'existence du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Pourquoi l'existence d'un "Mouvement des femmes paysannes" est-il nécessaire ? R: Dès le moment où les mouvements sociaux ont commencé leur ascension au Brésil, a été ressentie la nécessité d'un espace propre pour les femmes. Souvent, nous avons une perception différente des réalités sociales, politiques et même économiques. Nous nous préoccupons davantage de questions essentielles, telles que le maintien de la vie ou la protection de la nature. Notre mouvement est féministe et paysan. Ses membres sont des femmes, de couches sociales très diverses (paysannes, métayères, salariées). DEUX IDENTITES ET UN COMBAT UNIQUE Q: Son existence comme organisation regroupant spécifiquement des femmes implique-t-elle que le MMC a une stratégie de pouvoir exclusivement féministe ? Quel est l'élément le plus important pour vous: être femme ou être paysanne ? R: Il n'existe pas de séparation entre ces deux identités. Les membres du MMC sont des travailleuses. Le MMC ne pourrait pas être un mouvement populaire, s'il n'avait pas ces deux caractéristiques: femmes et travailleuses. Il est clair que nous devons lutter aussi bien pour l'émancipation de la femme que pour celle de la classe travailleuse. Q: Quelles sont les principales potentialités du MMC ? R: Tout d'abord, sans aucun doute, la question féministe, tout ce qui concerne la participation et l'émancipation des femmes. Ce sont les femmes elles-mêmes qui impulsent le débat sur les rapports humains et sociaux. Actuellement, nous sommes opprimées à deux titres: comme femmes et comme travailleuses. Une autre potentialité réside dans la manière dont nous affrontons, par exemple, les grands défis de la production et du développement de la paysannerie. Le grand défi actuel au Brésil, c'est de produire notre propre alimentation. Q : Concrètement, comment le MMC renforce-t-il la maîtrise par les femmes des défis de la vie quotidienne ? R: Il le fait par la promotion des thèmes des droits et de la formation des femmes dans les secteurs de l'agriculture, de la politique, de l'économique, du social. Et aussi de la récupération de notre auto-estime et de notre propre valeur. Pour que les femmes puissent assumer une lutte libératrice, elles doivent sans aucun doute se sentir fortes, reconnues, estimées. Q: De quels instruments dispose le MMC pour y parvenir ? R: L'instrument principal, c'est le groupe. Le mouvement commence par le groupe de base, avec les femmes qui s'organisent à ce niveau. A partir de là, le mouvement développe des activités de formation, des rencontres, des séminaires, des matériaux d'étude, etc. Il impulse aussi des luttes, en tant que mouvement populaire. Notre pratique réside dans la mobilisation et l'affrontement contre un système qui nous opprime, et qui est aussi capitaliste que machiste. Q: Quelles sont les limites du MMC ? R: Le type de société dans lequel nous vivons, et la charge historique que nous portons et qui ne facilite pas la participation active. Par exemple: peu de femmes s'impliquent dans la gestion de l'argent, fruit de leur travail à la campagne. Une autre difficulté réside dans la vision économique prédominante dans la famille. De plus, nous ne pouvons pas laisser de côté la question de la violence contre les femmes, violence qui peut être morale, physique ou psychologique. La manière dont nous sommes accoutumées à servir, discuter et vivre des relations d'égalité dans notre vie quotidienne implique également un défi constant. Je préfère appeler tout cela des défis plutôt que des limites, vu que nous travaillons à les changer. Les femmes doivent rompre avec toute une logique de famille et de société archaïque et retardée. Et aussi lutter pour conquérir des droits basiques, tels que la santé publique et le crédit. Q : Comment le MCC se positionne-t-il par rapport aux autres mouvements sociaux (ruraux et urbains) du Brésil ? R: Nous avons établi des alliances avec les mouvements qui font partie de "Via Campesina" (MST, MPA, Fédération des agronomes, Pastorale de la jeunesse, etc.), avec lesquels nous nous rencontrons au point de vue idéologique et organisationnel. De plus, nous avons des alliances avec des mouvements urbains, dont les principes convergent avec ceux du MMC. Nous avons aussi des convergences avec d'autres organisations dans des luttes spécifiques concrètes. Q : Quelle est l'importance actuelle du mouvement dans la société brésilienne ? R: Nous sommes présentes dans 15 des 27 Etats du Brésil et nous sommes en train de nous implanter dans trois autres. Nous touchons de nombreuses personnes, avec notre matériel, la discussion, la voisine qui parle à sa voisine. En stimulant la dimension de l'échange entre les femmes, qui s'informent mutuellement de leurs droits. Notre poids augmente. Il y a 10 ans, nous n'étions même pas reconnues comme paysannes ou comme travailleuses rurales. Nous n'avions pas accès à des droits concrets comme l'assurance maternité, la retraite - des prestations auxquelles auraient droit tous ceux et toutes celles qui paient des impôts. Nous avons obtenu toutes ces choses. Et nous impulsons fortement le débat sur le rôle de la femme dans la société et dans la famille. Q: Beaucoup des principaux mouvements sociaux latino-américains trouvent leurs origines dans des organisations de l'Eglise progressistes. Est-ce aussi la logique du MMC ? A-t-il été inspiré, à l'origine, par la théologie de la libération ? R: La majorité de nos dirigeantes sont le fruit de la formation pastorale et de la théologie de la libération. Cette racine est commune à tous les mouvements sociaux du Brésil. Depuis les années 1990, nous commençons à avoir une relation plus directe avec des femmes qui sont entrées dans notre mouvement sans avoir passé par ce chemin. L'Eglise -progressiste ou conservatrice - a toujours eu un grand poids au Brésil, elle marque et conditionne à de nombreuses reprises la logique de la pensée des femmes. Le gouvernement comprend des personnalités qui représentent des classes en conflit et se situe dans le cadre d'alliances. En tant que mouvement social, nous devons nous positionner comme travailleuses. Q: Avez-vous remporté des succès concrets, ces deux dernières années ? R: Nous avons eu plus accès aux fonctionnaires et aux espaces publics que par le passé, durant le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. On ne peut le nier. Et le PT s'efforce de faire avancer de nouveaux projets. Mais le conflit entre les différents projets politiques continue d'être très fort, et le gouvernement se retrouve au milieu. Il faut rappeler que le gouvernement fut élu grâce à une alliance avec des secteurs qui, historiquement, sont en conflit avec les travailleurs (Ndr : Le vice-président de la République, José Alencar, appartient au Parti du Front libéral, et représente les intérêts des grands propriétaires.). Et ce sont ces élites qui ont plus de poids. Un exemple, c'est le débat sur les transgéniques (Organismes Génétiquement Modifiés). Le gouvernement a libéré la production et la commercialisation des OGM pour deux années supplémentaires. Q: Et le MMC y est opposé ? R: Nous sommes convaincues que les transgéniques ne résolvent pas les problèmes des paysan(ne)s. Leur utilisation ne correspond pas au projet d'agriculture, auquel nous croyons. Elle nous rend esclaves des fabriques qui produisent les semences, les poisons et les chimiques. Paradoxalement, nous entrons dans une prison et, en plus, nous devons payer pour y rester ! Les paysan(ne)s doivent payer pour planter ces semences... LE FUTUR DE BRESIL Q: Comment voyez-vous le cours probable de la conjoncture ? Où va le Brésil ? R: Le Brésil est un continent, à lui tout seul. Très grand, très divers, avec de nombreux défis et potentialités. Mais nous percevons que le capitalisme vient et investit toutes ses forces pour réprimer l'organisation populaire et pour renforcer l'organisation capitaliste (qui ne valorise pas le peuple et souhaite le maintenir dans une situation éternelle de main d'oeuvre à bon marché). A l'intérieur des mouvements populaires, nous vivons un moment de redéfinition, pour savoir où nous devons centrer nos forces. C'est important, car nous vivons une conjoncture où se déroule un conflit très fort entre la classe travailleuse et l'élite au pouvoir, à propos de la production et des droits. Le plus grave, c'est que ce système dominant se cache et manipule systématiquement. De sorte que de nombreuses personnes ne se rendent même pas compte de l'ampleur de ce conflit. Souvent, les travailleurs eux-mêmes ne perçoivent pas cette problématique fondamentale. Ils tentent seulement de survivre dans le cadre du capitalisme qui exerce sa pression sur le gouvernement, sur les gens, sur les organisations et sur toute initiative d'organisation citoyenne. Sergio Ferrari, service de presse E-CHANGER, avec la collaboration de Corinne Dobler, volontaire de l'ONG suisse E-CH, partenaire du MMC Encadré 1 __________________________________________________________________ _______________ LE MMC ET LE FORUM SOCIAL MONDIAL Q: Le Brésil - et plus particulièrement Porto Alegre - est le berceau du Forum social mondial. Un des espaces les plus importants du mouvement alter-mondialiste à l'échelle planétaire ? Quelle est l'opinion du MMC sur le FSM ? R: Le FSM est une rencontre très large, qui permet de profiler les forces et les alliances. Peut-être manque-t-il d'une action plus concrète. Nous courons le risque qu'il ne soit qu'un grand rassemblement avec de nombreuses réflexions sur les alternatives, mais avec peu de résultats concrets. J'ai des doutes sur le fait que le mouvement alter-mondialiste soit totalement au clair sur l'existence de deux projets en conflit au sein de la société dans laquelle nous vivons. On ne peut nier la force du mouvement alter- mondialiste, une force incroyable et visible. Nous y participerons avec des déléguées de plusieurs Etats du Brésil. Nous voulons promouvoir le débat sur notre condition de femmes, avec les groupes féminins de Via Campesina et la Marche mondiale des femmes. Il est fondamental de lui donner une visibilité, en montrant que nous luttons et que nous nous organisons. Q: Quels sont ces deux projets en conflit ? R: L'un veut des changements effectifs dans la société, l'autre veut adhérer au capitalisme. Ce sont deux projets très clairs. Le second cherche à réformer quelques choses, rendre le capitalisme plus humain, bien qu'il n'existe pas de capitalisme humain. Exploiter ne peut jamais se faire de manière humaine ! (SFi/E-CH) __________________________________________________________________ _________ Encadré 2 Le PROGRAMME NOVATEUR de E-CHANGER AU BRÉSIL Le Brésil a sûrement une place particulière dans le cœur de notre mouvement. Des volontaires y sont actifs depuis 1974, les anciens secrétaires généraux avaient beaucoup appuyé les communautés de base dans le Nordeste, et un programme-phare s'y est développé depuis 1995, à partir de la base, avec une coordination bi- nationale dynamique et novatrice. Une particularité qui fait modèle en est l'option pour un type de partenariat à l'échelle de ce continent, avec trois grands acteurs, engagés, représentatifs et articulés d'une société civile brésilienne marquée par la première accession du PT et d'un leader populaire au pouvoir : le Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre (MST, avec ses dimensions formation et santé) ; l'Association Brésilienne des ONGs (ABONG), et sa mise en place de forums démocratiques régionaux en réseau; la Centrale des Mouvements Populaires urbains et ruraux (CMP), des anti-barrages aux communautés d'habitation, en passant par les organisations de défense des droits humains ou d'économie solidaire. Co-organisateurs du Forum Social Mondial, ces partenaires nous inscrivent dans le grand courant de l' « altermondialisme » et ouvrent la voie à une nouvelle forme de « coopér-action » de la réciprocité. Actuellement, il y a 16 volontaires sur le terrain, dont les mandats professionnels se partagent entre les secteurs prioritaires du renforcement institutionnel (communication, réseau, gestion), de la santé (médecines alternatives), de la formation et de l'agro-écologie. Pierre-Yves MAILLARD, secrétariat général, chargé du programme Brésil et de la formation à E-CHANGER
https://www.alainet.org/es/node/111162
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