Election présidentielle le 31 octobre 2004
La gauche uruguayenne : de l’hégémonie culturelle à l’hégémonie politique
29/10/2004
- Opinión
Le Frente Amplio est un cas unique en Amérique latine, en
raison de la profonde implantation que la gauche uruguayenne a
développée dans la société uruguayenne. L’hégémonie politique,
qui est sur le point de se concrétiser, a été précédée d’une
hégémonie culturelle construite au cours des trois dernières
décennies.
Du point de vue des alliances, du programme et des stratégies,
la gauche politique uruguayenne, regroupée au sein de
Encuentro Progresista-Frente Amplio-Nueva Mayoría, est une
force de centre-gauche, qui va des révolutionnaires radicaux
jusqu’à des personnalités de centre-droite. Mais si nous
l’observons depuis la base, nous nous trouvons face à un vaste
réseau socioculturel qui touche tout le pays et tous les
secteurs sociaux, et qui concerne les plus diverses
manifestations de la vie : des relations familiales au sport
et à la culture.
L’une et l’autre réalités sont parvenues à coexister en
harmonie - malgré certains désaccords ponctuels - de la même
manière que les divers secteurs qui composent l’alliance ont
établi des formes stables et durables de cohabitation, en
laissant de côté les disputes idéologiques et en concentrant
les forces pour la conquête du gouvernement.
L’unité comme stratégie
Quand il fut fondé en 1971, le Frente Amplio regroupa deux des
trois traditions de la gauche uruguayenne : communistes et
socialistes s’unissaient pour la première fois, en écartant
seulement les courants anarchistes [1]. A cette alliance ont
participé depuis le début des secteurs qui se sont identifiés
avec la lutte armée du Mouvement de libération nationale -
Tupamaros. Jusque-là, il s’agissait d’accords habituels au
sein de la gauche. Cependant la Démocratie chrétienne (qui
dans d’autres pays, et à cette époque, a refusé toute
collaboration avec la gauche) et des secteurs en rupture avec
les partis traditionnels, dont des anciens ministres connus,
comme Zelmar Michelini, et des groupes nationalistes ou
blancos, qui ont abandonné leur parti au cours des nombreux
conflits qui ont marqué les années 60, ont rejoint
l’organisation.
Sceller l’unité avec une telle hétérogénéité ne fut pas simple.
Ce sont les communistes qui firent preuve de la plus grande
flexibilité pour attirer des alliés, cédant sur les points qui
provoquaient le plus de frictions. La gauche fut habile pour
placer à sa tête - dans un moment de grande polarisation
politique avec la guérilla et les syndicats - un général à la
fin d’une longue et reconnue carrière dans les forces armées :
Liber Seregni. Inconnu avant de d’être proclamé candidat à la
présidence pour le Frente Amplio, Seregni fit preuve
d’habilité comme stratège, en donnant la priorité à la
négociation et au dialogue sur la confrontation et à
l’élargissement du spectre des alliances sans trop s’attacher
aux options idéologiques ; attitudes qui à un moment ont pu
être attaquées pour leur pragmatisme excessif, mais qui
obtinrent quasiment toujours de bons résultats.
Cependant, ce fut la dictature (1973-1985) qui scella l’unité
de la force politique récemment constituée, et une bonne
partie de sa légitimité. A partir de la retour de la
démocratie, la gauche récupéra non seulement sa légalité mais
aussi une position très à part sur la scène politique. La
légitimation fut notoire à travers la reconnaissance de ses
dirigeants, qui dépassa les frontières politiques et
idéologiques, non seulement en ce qui concerne Seregni, mais
aussi pour des dirigeants tupamaros comme Raúl Sendic, qui
supporta treize années de tortures et de prison dans des
conditions très dures, passant des mois dans des citernes avec
de l’eau jusqu’aux chevilles. La dictature consolida
l’identité de la gauche, autant au niveau de ses bases qu’à
celui des dirigeants, au travers d’une sorte de "pacte de
sang" qui scella des loyautés. En parallèle, les changements
politiques opérés par la dictature, et ensuite approfondis par
le néolibéralisme, homognéisèrent la variété des stratégies et
des formes de lutte vers une focalisation sur les élections et
le changement à travers l’accès constitutionnel au
gouvernement.
L’hégémonie culturelle
C’est sous le régime autoritaire que la gauche, comme culture
d’opposition et de résistance, s’est rendu hégémonique dans
les principales manifestations culturelles et de la vie
quotidienne collective. Malgré la dure répression et
l’émigration massive, la culture de gauche s’est conservée en
se repliant dans l’environnement familial, où elle perdura
avec force et se recréa sur la base de puissantes solidarités.
Sur ce point, il faut ouvrir une brève parenthèse, vu que
l’histoire particulière de l’Uruguay imprègne à plusieurs
niveaux la propre gauche et est un facteur clef pour expliquer
sa force actuelle.
L’Uruguay n’a pas eu d’oligarchie et a été gouverné depuis le
début du vingtième siècle par une "classe politique" séparée
de la bourgeoisie commerciale, dominante dans l’économie. La
marque de José Batlle y Ordóñez (le "batllismo"), deux fois
président après 1904 [président de 1903 à 1907 et de 1911 à
1915, ndlr], architecte d’une législation sociale avancée,
d’un Etat laïque avec vocation sociale et économique, et
arbitre conciliateur des conflits sociaux, a généré un climat
de paix et de stabilité. La faible densité de population, la
prédominance écrasante de la population européenne et
l’absence de conflits internes d’envergure à partir de l’échec,
en 1904, des épisodes insurrectionnels ruraux menés par les
"blancos" [2], ont ouvert la voie au projet social-démocrate.
L’homogénéité ethnique et socioculturelle s’est traduit par la
prédominance d’une culture de classes moyennes, qui fit de
l’éducation sa forme d’ascension sociale. L’histoire du pays
fut modelée par le "battllismo", même avec le temps, le Parti
Colorado s’est transformé en une sorte de "parti d’état", et
avec lui sont apparus la corruption, le clientélisme et des
formes diverses d’autoritarisme, même en démocratie.
Quand le pays batllista s’effondra, après l’échec du modèle de
substitution des importations, vers la fin des années 50, la
gauche hérita de cet imaginaire de progrès en paix et
favorisant l’égalité des chances, avec un état régulateur et
contenant les différences de classe. On peut dire également
que sans l’histoire particulière du "pays batllista", il
n’aurait pas été possible de construire une gauche unitaire,
crédible pour l’immense majorité des Uruguayens de tous les
secteurs sociaux.
La gauche a développé une hégémonie culturelle bien avant
d’être majoritaire au niveau électoral. L’université publique
et le théâtre sont, depuis plus d’un demi-siècle, des bastions
non partisans d’une gauche de classes moyennes. dans les
années 60, la culture de gauche était déjà hégémonique chez
les universitaires [3]. Avec les années, la gauche comme
sentiment devint majoritaire dans la musique populaire, dans
le carnaval et dans les principales manifestations de masse, y
compris chez quelques étoiles du football qui ne cachent pas
leur préférence pour le Frente Amplio. La gestion municipale
de Montevideo, depuis 1990, où réside la moitié de la
population du pays, a contribué à garantir et approfondir
cette hégémonie culturelle et sociale, sans laquelle la gauche
ne pourrait rêver de conquérir le gouvernement. Mais, en quoi
consiste cette hégémonie ? Comment les idées-force qu’incarne
le Frente Amplio (état social, gouvernement honnête,
souveraineté national, justice sociale, entre autres) se sont
converties en "sens commun" chez les Uruguayens du début du
vingt et unième siècle ?
Un réseau social de base
Depuis ses premiers pas, le Frente Amplio a apporté une
originalité qui sera avec les années, une des clefs de sa
pénétration dans la société : les comités de base, où se
groupent les militants et activistes de tous les courants qui
le composent. Le dense réseau de comités s’est transformé en
espaces de socialisation, dans lesquels s’est construite une
identité "frenteamplista" qui a dépassé les identités
antérieures. Ceci est une des particularités de la gauche
uruguayenne : l’unité est beaucoup plus que la somme des
différentes parties, c’est "autre chose", qui fait la
différence avec d’autres modèles et processus.
Le réseau de la gauche est impressionnant. Il y a deux ans, le
Frente Amplio avait 207.000 adhérents ou affiliés, dans un
pays de trois millions d’habitants, c’est à dire un peu plus
de 10% des adultes [4]. Lors des élections de 1999, le Frente
Amplio récolta 800.000 votes, ce qui suppose que sont
"organisés" rien de moins qu’un votant sur quatre et un
électeur sur dix. Actuellement il y a 300 comités de base,
mais lors de la transition démocratique [après la dictature,
ndlr] il existait seulement à Montevideo quelques 500 comités
(1,2 millions d’habitants), un pour 2.500 habitants. Un tel
réseau est à la base de la croissance soutenue de la gauche
uruguayenne, et c’est de plus ce qui lui a permis de se
maintenir et de continuer sa marche en avant malgré l’échec du
socialisme et les déroutes électorales successives.
Un évènement marquant transcendental pour comprendre la
croissance de la gauche fut l’approbation en 1986 de la loi de
caducité (ou loi d’impunité), approuvée par les Blancos et les
Colorados. Elle stipule que l’état uruguayen renonce à juger
et condamner les militaires impliqués dans les violations des
droits humains. Pour une population habituée à vivre dans un
pays où tous sont égaux devant la loi, ce fut un coup de
massue. La réaction fut la naissance d’un impressionnant
mouvement social pour déroger la loi d’impunité, qui se
traduisit par la formation de quelques 300 commissions de
quartier dans tout le pays, intégrées non seulement par des
frenteamplistas mais aussi par des Blancos et des Colorados
progressistes. Le débat national, généré durant plus de deux
ans dans les réseaux sociaux de base, dépassa les limites
politiques, sociales et géographiques d’une gauche qui jusqu’à
cette époque était confinée à la capitale. A partir de ce
moment, et malgré l’échec du référendum [référendum organisé
en 1989 et qui a consolidé cette loi, ndlr], de nouveaux
secteurs en rupture avec les partis traditionnels ont rejoint
le Frente et se regroupèrent d’abord sous le nom de Encuentro
Progresista, puis plus tard sous celui de Nueva Mayoría.
Autre particularité du processus uruguayen : la gauche parvint
à freiner les privatisations et le néolibéralisme, non
seulement à travers la mobilisation mais aussi par la
récupération de la puissante tradition étatiste née avec le
battlismo. Lors du référendum de 1992, 70% des Uruguayens
votèrent contre les privatisations, tandis que la gauche ne
comptabilisait alors même pas 30% de votes. A l’apogée de
l’ère des privatisations dans le monde entier, le sens commun
des Uruguayens indiquait que c’était un mauvais chemin. A un
certain moment, au cours des deux dernières décennies, ce sens
commun a basculé en faveur de la gauche, qui est restée à son
tour comme l’unique force politique capable de le mettre à un
mouvement.
Crise néolibérale et accès au gouvernement
La crise du néolibéralisme a accéléré la fin des gouvernements
de la droite, mais en réalité le triomphe de la gauche n’était
qu’une question de temps, vu que des tendances, historiques
mais aussi générationnelles, présentes dans la société,
minèrent de manière irréversible l’hégémonie des partis
traditionnels.
La crise économique de 2002 fut fatale pour la droite. Une
idée de la dimension du changement en cours est donnée par
l’effondrement du Parti Colorado, qui est passé en peu
d’années de plus de 40% de soutien populaire à un rachitique
10% des intentions de vote. La récession s’est installée en
Uruguay en 1999, du fait de la stagnation de l’économie
argentine. Entre janvier et juillet 2002, l’indice risque-
pays [5] est passé de 220 à 3.000 points ; la corrida
financière [6] a emporté 45% des dépôts bancaires ; le prix du
dollar a doublé et le produit intérieur brut (PIB) a chuté à
la moitié de son niveau de 1998. Le chômage a grimpé à 20% et
le pourcentage de la population en dessous du seuil de
pauvreté a atteint 40%.
En Uruguay, la crise économique n’a pas généré une situation
de crise politique ni de déstabilisation, et a été canalisée
vers le terrain électoral, dans un pays où l’état, bien
qu’affaibli, fonctionnait toujours ; où la culture politique a
déplacé depuis longtemps, le centre de gravité du politico-
social au politico-électoral.
Cette gauche pourra-t-elle changer le pays ? Cela dépend de ce
que nous entendons par changer. S’il s’agit de gestions
publiques plus honnêtes, plus ordonnées et plus favorables aux
pauvres, ceci ne fait aucun doute. S’il s’agit de sortir du
néolibéralisme et de contribuer à implanter un modèle de
développement plus juste et équilibré, on peut douter qu’une
gauche modérée dans un petit pays très endetté puisse mettre
en œuvre des changements de longue durée.
L’impression est que tout dépendra des rapports de forces
régionaux -en particulier des rôles que décident de jouer le
Brésil et l’Argentine-, mais aussi des capacités du mouvement
social affaibli - centré encore sur les travailleurs ayant un
emploi stable - à parvenir à dépasser sa crise et à inclure
les nouveaux pauvres, qui sont les plus intéressés par des
changements radicaux de grande ampleur.
NOTES:
[1] Le Frente Amplio adopta intégralement la programme de la
Convention nationale des travailleurs, créée en 1964 et du
Congrès du peuple, confluence de plus de 700 organisations
sociales, qui s’est tenu en en 1965 et exigeait la
nationalisation des opérations bancaires et du commerce
extérieur, le non paiement de la dette extérieure et une
réforme agraire.
[2] Les deux partis traditionnels de l’Uruguay sont les
blancos (conservateurs), qui se recrutent essentiellement dans
les campagnes, et les colorados, c’est-à-dire les « rouges »
(libéraux), issus des milieux urbains. (ndlr)
[3] Deux exemples de cette présence sont l’hebdomadaire Marcha,
un des plus prestigieux d’Amérique latine, et la création du
collège de médecins qui fut baptisé, en 1920, Syndicat médical
d’Uruguay, qui a inspiré le système mutuel de santé auquel
sont affiliés depuis des décennies la majorité des habitants
de Montevideo.
[4] Les "adhérents" payent une cotisation mensuelle et élisent
les autorités de leur comité et du Frente Amplio ; les comités
de base se regroupent en coordinations de zone (18 à
Montevideo et autant dans l’intérieur du pays). Les bases sont
représentées par leurs délégués dans les [assemblées]
pléniaires nationales et le bureau politique, organes
permanents de direction entre les congrès.
[5] L’indice "risque pays" mesure la capacité financière d’un
pays de payer sa dette extérieure. (ndlr)
[6] Des milliers de perosnnes ont retiré leur argent des
banques. (ndlr)
Source : Agencia Latinoamericana de Informacion - ALAI
(http://alainet.org), 26 octobre 2004.
Traduction : Fab (santelmo@no-log.org).
https://www.alainet.org/es/node/111157
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